En 20 ans, l’amélioration des offres de transport, l’aménagement du territoire et le développement des systèmes de télécommunication ont largement contribué à diminuer la préférence pour la voiture. La preuve par l’exemple avec trois agglomérations suisses : Genève, Lausanne et Berne.
C’est un vaste thème. L’économie a depuis longtemps une réponse, l’économie des transports en particulier : elle nous dit que c’est une combinaison du prix et des temps de déplacement et que l’utilisateur a tendance à les comparer, qu’il utilise dans la mesure du possible le moyen de transport ou la combinaison de moyens de transport le moins cher et le plus rapide. Beaucoup de modélisations des moyens de transports sont basées sur ces postulats et, pour le sociologue que je suis, c’est toujours un peu frustrant, car les bonnes raisons pour lesquelles nous nous déplaçons sont évidemment beaucoup plus vastes, et il y a toutes sortes de logiques d’actions qui peuvent intervenir dans les choix de moyens de transport dans la vie quotidienne.
Alors, peut-être avant de passer à des résultats de recherche, juste peut-être dire qu’évidement, évidement, le temps et le prix sont des variables importantes lorsqu’il s’agit de choisir un moyen de transport. Mais nous ne sommes pas forcément rationnels qu’en fonction de cela. On peut très bien, par exemple, même si c’est plus lent, utiliser la voiture pour aller travailler, parce qu’on aime conduire, qu’on a du plaisir à être au volant, qu’on apprécie d’être dans un univers qui est protégé, que la voiture est un habitacle dans lequel il y a un contrôle d’accès, c’est-à-dire que vous ne voyagez pas dans un collectif comme dans les transports en commun : vous pouvez écouter la radio, avoir d’autres activités de façon un petit peu confinées. Voilà, par exemple, une bonne façon d’utiliser la voiture, qui n’est reliée ni au prix ni au temps de déplacement. Donc d’une manière beaucoup plus générale, on se rend compte, en approfondissant ces questions, qu’il y a beaucoup de raisons qui entrent en ligne de compte et qui sont parfois un peu négligées dans la modélisation de ces comportements. Pour aborder ces questions, je vous propose de nous replonger dans une recherche qui a été menée à Genève, Lausanne et Berne, au milieu des années 1990 et en 2011. L’intérêt, c’est que nous pouvons avoir une comparaison dans le temps : les données que nous avons obtenues en 1994 peuvent être comparées à celles obtenues en 2011, car nous avons travaillé sur un échantillon qui est tout à fait comparable. Il s’agit d’une recherche quantitative qui a été menée auprès de 3000 personnes. L’ensemble du questionnement était relatif à la manière dont les gens choisissent leur transport dans la vie quotidienne.
En 1994, que ce soit à Genève, à Lausanne ou à Berne, l’essentiel de la population préfère utiliser la voiture à tous les autres moyens de transport. Pourquoi ? Pour des questions de préférence qui n’ont pas grand-chose à voir avec le prix et la vitesse, puisque la voiture est parfois nettement plus chère et plus lente pour se déplacer. En fait, ce sont des questions de confort, d’autonomie, de propriété : la voiture, je la possède. Ce sont des choses qui n’ont pas grand-chose à voir avec le prix et le temps. Il y a aussi la question des habitudes qui est apparue comme étant extrêmement importante : quand nous utilisons la voiture, nous combinons dans l’espace et dans le temps les activités en les enchaînant… et évidement, changer de moyen de transport, cela signifie non seulement utiliser le bus ou le tram à la place de la voiture, mais aussi repenser la manière dont les activités se succèdent dans l’espace et dans le temps, parce que la voiture, les transports publics ou le vélo ne donne pas les mêmes accessibilités au territoire. Essayez de faire en transports publics en ville ce que vous faites en voiture : entre l’hypermarché, le club de sport, le lieu de travail dans une zone d’activités… ce sera très difficile de vous déplacer en transports en communs entre ces lieux, par contre ce sera très facile en automobile. Donc il y a une prédisposition générale en 1994 à l’utilisation de la voiture. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que même si les transports publics sont plus rapides pour aller travailler, la population a tendance à prendre la voiture pour aller travailler quand c’est possible. Evidemment, il y a des limites, puisque nous avons tous des contraintes quant à l’utilisation des différents moyens de transport : il y a des contraintes de stationnement, de circulation, et puis aussi la disposition personnelle de la voiture : tout le monde ne dispose pas d’une automobile donc ce n’est pas toujours possible de l’utiliser.
Alors si je vous raconte ça, c’est évidement pour vous dire qu’en 2011, cela a changé. Et c’est cela qui est intéressant ! Nous avons les mêmes échantillons, les mêmes villes… Mais que s’est-il passé ? Nous avons constaté que cette prédisposition à l’usage de voiture avait quasiment disparu dans les trois agglomérations. Et finalement, les bonnes raisons pour lesquelles nous utilisons les moyens de transports se sont diversifiées. Une large part des usagers préfère se déplacer par d’autres moyens de transport que l’automobile même si ça prend plus de temps, parce que ça prend parfois plus de temps. Et ça c’est extrêmement intéressant… Alors, que s’est-il passé entre ces deux périodes pour que ce changement massif arrive ?
La première chose qui a un impact considérable, c’est l’amélioration des systèmes de télécommunication. Nous avons tous dans nos poches des iPhones, des tablettes, des ordinateurs portables… Nous pouvons être connectés dans la rue à Internet : cela change les usages du temps. Dans les transports publics, vous pouvez facilement être sur Facebook, envoyer des SMS, être au téléphone… vous déployez ce type de petites activités. A pied également. Tout cela rend l’automobile dans les déplacements quotidiens moins attrayante que par le passé et cela a par conséquence redonné ses lettres de noblesses à d’autres moyens de transports.
Un deuxième élément a également joué un rôle en faveur des transports collectifs. Dans les trois agglomérations sur lesquelles nous avons travaillé, il y a eu des investissements extrêmement massifs dans l’amélioration des offres. A Berne, il y a eu la réalisation d’un réseau de SBahn, en France, on dirait de RER. Il est extrêmement efficace et il draine toutes les communes de l’agglomération bernoise, qui ont maintenant pratiquement toute une gare. Il y a 13 lignes au départ de la gare de Berne. Il y a également eu la réalisation d’une nouvelle ligne de tram. Donc on a un système de transport public qui permet de se déplacer partout, à peu près tout le temps. Cela s’est traduit dans la propension de la population à utiliser davantage les moyens de transport collectifs, qui en a dorénavant une image bien plus positive. A Lausanne, on a eu le même phénomène, il y a eu la construction d’un métro automatique, la ligne du M2, et puis il y a également eu le développement de l’offre ferroviaire régionale avec un réseau express régional qui n’a pas le niveau de performance de celui de Bern, mais qui n’en est finalement pas très loin. Il en a donc résulté un effet extrêmement positif sur l’image et l’usage des transports collectifs. A Genève, avec le redéploiement du réseau de tramway qui a été extrêmement important depuis une vingtaine d’années, nous avons eu un effet du même type. Au début des années 1990, il n’y avait plus qu’une ligne de tram qui faisait 10 km. Maintenant, nous avons un réseau de tramway qui fait presque 40 km. C’est intéressant, car cela montre que lorsqu’on investit dans une offre alternative à la voiture, cela se traduit dans les comportements et les aspirations de la population quant à l’usage des moyens de transports.
Un troisième élément a également joué un rôle c’est l’aménagement urbain et le vélo. Je pense qu’on peut associer ces deux éléments. Il y a une vingtaine d’années, en 1994, dans les trois villes sur lesquelles nous avons travaillé, le vélo n’était pas considéré comme un moyen de transport, c’était un loisir. En 2011, c’est un moyen de transport à part entière qui est utilisé par la population comme tel pour faire de l’exercice physique… ça c’est aussi quelque chose qui a changé, l’idée que la mobilité fait désormais partie des logiques d’actions de la population. On se dit que si dans les déplacements quotidiens, on peut aussi faire de l’exercice physique, c’est une très bonne chose. C’est quelque part d’une pierre deux coups, cela donne une autre fonction à ces déplacements. Le vélo s’est considérablement développé, de même que la marche à pied. On a plus de marcheurs en 2011 qu’en 1994. C’est intéressant de le mettre en relation avec l’aménagement urbain, parce que dans ces agglomérations, Berne, Lausanne et Genève, beaucoup d’aménagements ont été faits pour les piétons afin de rendre les cheminements plus ergonomiques.
On voit à travers ces différents exemples qu’effectivement il y a de multiples autres facteurs qui jouent un rôle : il y a les valeurs et les préférences, cette prédisposition à la voiture qui était très forte dans les années 1990 et qui c’est passablement estompée. Donc ça c’est quelque chose qui est d’une autre nature que le temps et le prix. Il y a également les habitudes : nous voyons, à travers cette étude mais aussi à travers d’autres enquêtes qui ont été menées sur la question, que les moyens de transports ne sont pas interchangeables, qu’ils offrent des accessibilités différentes : nous avons des routines, nous les utilisons pour faire certaines choses, si nous devions utiliser un autre moyen de transport, il faudrait les faire différemment, ailleurs, ou selon d’autres enchaînements dans le temps. C’est aussi une logique très importante.
La question de l’exercice physique est apparue comme étant aussi une logique, comme quelque chose de central. Et puis, il y a la question de l’utilisation du temps dans les déplacements avec les systèmes de communication à distance. Je voulais insister sur ce dernier point pour terminer. C’est peut-être le changement le plus important parce que dans le fond, il change le statut du déplacement. Le déplacement, traditionnellement, est considéré comme une sorte de temps mort entre des activités. C’est pour cela que dans les modélisation économiques et économétriques, on a eu tendance à dire que les gens cherchent à minimiser le temps que cela prend puisque c’est un temps de liaison entre des activités, donc moins cela prend de temps, mieux ce sera, puisque c’est un temps mort. Et avec les systèmes de communication à distance et avec le fait que les gens commencent à faire du vélo ou à marcher dans le cadre de leurs déplacements quotidiens pour leur bien-être, pour faire du sport, pour être en forme, cela donne un autre relief aux déplacements. Ces déplacements, cela devient une activité à part entière dans un programme d’activité de la vie quotidienne. Ce n’est plus simplement une parenthèse entre des activités, je crois que c’est absolument essentiel. C’est pour cette raison qu’il y a encore une vingtaine d’années, nous pouvions considérer qu’une approximation des choix de moyens de transports en fonction de la minimisation des temps de déplacements cela pouvait encore être acceptable, aujourd’hui cela ne l’est plus car cela correspond de moins en moins à la réalité des comportements en la matière.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Vincent Kaufmann (09 Juin 2015), « Comprendre les vraies logiques de choix d’un mode de transport », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2880/comprendre-les-vraies-logiques-de-choix-dun-mode-de-transport
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