Peter Adey est professeur de géographie à la Royal Holloway University of London. Ses travaux sont à la croisée des chemins entre l’espace, la sécurité et la mobilité, et aux frontières souvent floues entre la géographie culturelle et politique. Selon lui, les mobilités liées à l’évacuation sont cruciales et méritent que l’on y accorde davantage d’attention.
Que savons-nous des mobilités qui existent déjà avant que ne se déclenche tout mouvement ? Des mobilités programmées, coordonnées, imminentes, ou tout du moins pensées comme telles. Ce sont celles des plans de secours qui visent à coordonner diverses étapes et actions à mettre en place pour se préparer ou pour faire face à une situation d’urgence, une menace ponctuelle, vitale, et à d’autres situations critiques. Les plans d’évacuation peuvent être mis de côté pendant un moment, puis réactivés en cas de besoin. Certaines mobilités d’évacuation sont programmées à long terme, d’autres relèvent plutôt d’un événement soudain. Les personnes évacuées peuvent en avoir pris l’initiative, elles se déroulent alors de manière plus chaotique, informelle, parfois même illégale, même si la légalité des évacuations est controversée et ambiguë. L’évacuation est souvent, bien que non exclusivement, un problème urbain. L’évacuation créée des types d’espaces particuliers : des zones abandonnées et vidées de toute présence. Entre autres choses, une évacuation est une forme ou un moyen spécifique d’organiser, de surveiller et de gouverner la mobilité. À cet égard, elle requiert des études beaucoup plus approfondies que celles dont nous disposons aujourd’hui. Ainsi, l’évacuation est totalement absente de la plupart des différents types de mobilité, celles des humains, des non-humains et des objets, qui ont été recensés et catégorisés comme reflétant le supposé « tournant » ou « paradigme » des nouvelles mobilités. En effet, les quelques études existantes qui étaient axées sur ce thème ont analysé précisément la dépolitisation du terme. Autrement dit, les mobilités de l’évacuation sont souvent évoquées et présentées d’une manière qui en dénature le sens. Ce n’est pas sans poser problème, car présenter une évacuation comme un acte purement technique ou relevant de l’ingénierie est une manœuvre politique qui clôt tout débat, car la mobilité est considérée comme la seule issue possible. Quels effets cela a-t-il sur la façon dont nous évaluons les politiques, la culpabilité et les politiques définissant qui sera évacué, de quelle manière et avec quelles conséquences ?
La notion d'évacuation semble mal adaptée par rapport aux catégories plus fréquemment utilisées, telles que les « sans-abri », les « réfugiés » et/ou « les migrants », les « passagers » et les « chauffeurs » bien qu'elles soient toutes directement concernées par l'évacuation. Les mobilités de l’évacuation sont généralement parmi les formes de mobilité les plus controversées et « méconnues ». Ainsi, depuis la seconde Guerre mondiale, de nombreux systèmes gouvernementaux de surveillance et d’enregistrement ont cherché à en gérer la multiplicité et le caractère imprévisible. De nos jours, les « personnes évacuées » sont souvent au cœur des préoccupations des autorités en charge de la santé publique, des routes et des transports, de la police et des services d’urgence, et ce, à des niveaux et sur des espaces variés. Par conséquent, il devient indispensable de s’interroger sur les enjeux du contrôle, de la catégorisation, de la mobilisation et du traitement des personnes évacuées. Car ces personnes relèvent de divers périmètres, approches, institutions et perceptions, et différentes terminologies, idées, conceptions et pratiques y sont associées. Avant tout, il convient d’examiner la manière dont les personnes évacuées ont fait l’objet de multiples tentatives, quoi qu’inégalement efficaces, pour les rendre « lisibles » au travers d’une gestion impliquant diverses autorités, bureaucraties et technologies. Pour parvenir à ce résultat, la mise en œuvre de toute une série de techniques et de technologies a été privilégiée afin que les personnes évacuées soient visibles, (Scott, 1998) donc qu’elles puissent être physiquement et correctement triées, classées et gérées, grâce à des systèmes complexes de dossiers et de bases de données multi-scalaires d’envergure diverse. Cela étant, pouvons-nous soumettre les mobilités de l’évacuation à ce que Mimi Sheller appelle la « justice des mobilités », à savoir les politiques visant à développer la « capacité de tous [...] [à] accéder à la mobilité afin de satisfaire leurs besoins élémentaires » Ce qui met l’accent sur le fait que les capacités de mobilités sont très inégalement réparties entre les différents espaces, sujets et entités.
Je voudrais ici développer deux idées à ce sujet, bien qu’il y aurait beaucoup plus à en dire. Une évacuation témoigne de la manière dont nos infrastructures de mobilité peuvent avoir un double objectif, et de ce qu’elles peuvent être modifiées pour y greffer d’autres modalités d’usage en cas d’urgence. Ainsi, les autoroutes deviennent des voies d’évacuation qui permettent d’éloigner les gens de la trajectoire de l’ouragan. De nouveaux passages sont imaginés au sein des bâtiments pour rejoindre les issues de secours. Dans les immeubles de grande hauteur, des zones dédiées à l’attente offrent un refuge ou permettent la mise en œuvre des consignes d’évacuation verticale. Les individus et les familles sont déplacés et amenés dans des abris provisoires. Lors du passage de l’ouragan Katrina, en 2005, l’aéroport international a été rouvert délibérément pour les besoins de l’évacuation. 24 heures après le plus fort de la tempête, il était un point nodal majeur de l’évacuation : les malades de 23 des 26 hôpitaux de la ville submergés par les eaux, à savoir 2 700 patients, y ont été héliportés et 25 000 personnes y ont trouvé refuge. Au plus fort de l’évacuation, un hélicoptère s’y posait toutes les 15 à 45 secondes. La logistique nécessaire à l’accueil et au transport des personnes évacuées a été organisée en fonction des espaces du terminal, qui ont trouvé là une autre fonction. Pendant les six premières heures, le niveau supérieur des départs a été transformé en poste de soins, et la zone de livraison des bagages est vite devenue un point de rassemblement. Comme le montre la photo, les personnes sont devenues des objets qu’il fallait déplacer et trier en utilisant les infrastructures de l’aéroport, que ce soit les pistes, les zones de stationnement des avions ou encore les tapis et chariots à bagages.
Nous pouvons aussi envisager l’évacuation comme ce que Jennifer Hyndman a appelé « une géopolitique de la mobilité », c'est-à-dire comparer la dextérité et la vitesse des Etats et des organisations internationales à gérer l'évacuation avec la capacité des gens à fuir le danger par leurs propres moyens. Une semaine après les premières manifestations en Libye, en 2011, alors que les rebelles et les milices contestaient le gouvernement, des ressortissants étrangers appelaient leurs gouvernements à prendre leurs responsabilités, car les autorités locales ne pouvaient rien faire. Une évacuation est toujours trop lente. Au Royaume-Uni et ailleurs, l’opinion publique protestait contre l’inaction des gouvernements, dénonçant des décisions stupides et inefficaces. Pourquoi ne mettaient-ils pas leurs ressortissants en sécurité ? La résolution prise en mars 2011 par le conseil de sécurité de l’ONU et instaurant une zone d’exclusion aérienne a facilité les opérations d’évacuation mais, auparavant, certains gouvernements et entreprises avaient commencé à organiser des incursions en territoire libyen, transformant les ports, les aéroports et les pistes d’atterrissage du pays en un véritable réseau dédié à l’évacuation. Une cellule internationale de coordination de l’évacuation des civils a été mise sur pied au Royaume-Uni, appuyée par une autre cellule basée en Crète, des milliers de travailleurs chinois ont alors été évacués de Benghazi vers la Crète à bord de ferries grecs affrétés pour l’occasion. Par ailleurs, à Londres, une équipe coordonnait l’action de 16 pays ainsi que les rotations de nombreux avions militaires. Le gouvernement de Malte mit en place sa propre plateforme d’évacuation pour pouvoir accueillir et trier plus de 8 000 civils originaires d’une cinquantaine de pays, arrivés en sept jours seulement par avion ou bateau, afin d’organiser leur rapatriement. Une ligne de démarcation a séparé les ressortissants des pays ayant décidé d’éloigner leur population du danger et les autres : dans ce cas précis, le terminal principal de l’aéroport de Tripoli est devenu un terrain de camping pour des milliers de Tunisiens, d’Erythréens et d’Égyptiens qui cherchaient à fuir mais ne le pouvaient pas. Ceux assez chanceux pour être évacués par avion étaient les personnels des ambassades et consulats ainsi que leurs familles, des journalistes et un grand nombre de Turcs, d’Italiens et de Chinois, tous ouvriers du bâtiment, ingénieurs, électriciens, géologues et, bien sûr, les employés des compagnies pétrolières disséminés aux quatre coins du pays. Selon les termes de Bauman et Urry, il s’agissait de « travailleurs liquides » très mobiles, protégés par les riches ressources qu’ils extrayaient du sol, au contraire de tous ceux qui ont dû se débrouiller pour essayer de franchir la frontière, ou bien qui ont été condamnés à attendre. En résumé, une évacuation est une forme cruciale mais très inégalitaire de protection des personnes, qui mérite qu’on lui accorde une attention beaucoup plus grande que celle qui lui a été consacrée jusqu’à présent. Une évacuation peut faire beaucoup de bien, mais aussi beaucoup de mal. Tant que nous n’aurons pas commencé à approfondir les recherches sur ces politiques et ces pratiques afin de pouvoir distinguer, mais aussi faire le lien entre les personnes évacuées avec d’autres groupes de sujets mobiles, il sera impossible de formuler un jugement ou des critiques objectives sur une évacuation. En effet, une situation d’évacuation semble être exceptionnelle. Pourtant, elle ne l’est pas. L’évacuation n’est jamais loin de nous, sous une forme ou sous une autre, parfois à l’affût, prête à se déclencher.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Peter Adey (30 Septembre 2015), « Évacuation : un type de mobilité crucial », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2942/evacuation-un-type-de-mobilite-crucial
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