Partout dans le monde, les pouvoirs publics cherchent des moyens d’encourager les gens à marcher, faire du vélo ou emprunter les transports collectifs plutôt que de conduire. James Faulconbridge, de l’Université de Lancaster, nous parle d‘une recherche récente qui met en avant l’importance du facteur espace-temps pour accompagner cette transition.
On admet couramment aujourd’hui que pour se donner les moyens de leurs ambitions de réduction des émissions de CO2, les pouvoirs publics doivent faire sortir les gens de leur voiture et promouvoir des formes de mobilité « douces », bus, marche à pied ou vélo. Force est pourtant de constater combien ces changements sont très difficiles à mettre en œuvre. Dans ce contexte, une large gamme de tactiques est mobilisée pour encourager la population à se déplacer sans voiture. Certaines sont incitatives : par exemple, les actions de sensibilisation mettant en lumière les bénéfices du vélo pour la santé encouragent cette forme de mobilité au détriment de la voiture. D’autres sont dissuasives, par exemple la hausse des tarifs de stationnement des voitures ou la fermeture de rues pour rendre l’usage du vélo plus rapide et plus facile. L’efficacité de ce genre de tactiques est très débattue. Une chose est sûre toutefois : les politiques actuelles ne permettent pas d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de CO2 souhaités par les pouvoirs publics. Pourquoi donc ? Les facteurs explicatifs sont nombreux mais une problématique récurrente émerge dans la littérature spécialisée, autour du rôle d’un ensemble plus large de facteurs structuraux, qui façonnent notre quotidien et nous poussent à circuler en voiture plutôt qu’à pied, en vélo ou en bus. Dans nos travaux, nous nous sommes intéressés en particulier à une série de facteurs qui structurent notre quotidien autour de schémas et de routines spatio-temporels, lesquels retentissent directement sur le sentiment que nous avons de pouvoir ou non abandonner la voiture pour des formes de mobilités moins polluantes mais aussi sur notre volonté d’y renoncer et in fine sur nos pratiques avérées.
Dans notre recherche, nous nous sommes tout d’abord intéressés aux structures ou rythmes spatiaux. Entendre : les différentes pratiques que nous mettons en œuvre quotidiennement et qui peuvent se déployer sur notre lieu de travail, à l’école de nos enfants où nous faisons nos courses. Une variable importe tout particulièrement ici, c’est l’une des leçons déjà anciennes des spécialistes de l’aménagement du territoire : la distance séparant ces différents lieux. Et tout ce qui en découle quant au choix de notre mode de transport quotidien. Nous avons ensuite exploré une autre dimension: les rythmes ou structures temporels. Autrement dit, le moment où se déploient ces pratiques et en particulier leur enchaînement, et leur incidence sur la longueur de nos déplacements d’un lieu à un autre. Combien de temps mettons-nous pour nous rendre au travail après avoir déposé les enfants à l’école ? Tout ceci a son importance car c’est la combinaison distance/temps et c’est bien les deux, conjointement, qui font pencher la balance qui détermine la probabilité qu’on abandonne la voiture pour choisir la marche à pied, le vélo ou le bus.
Dans notre analyse nous nous penchons sur trois facteurs interdépendants qui font vraiment la différence quand on envisage un report modal vers des formes de mobilités plus douces. Premièrement, les pratiques du quotidien : quelles sont-elles et pourquoi comptent-elles dans la vie des gens ? Deuxièmement, la localisation de ces pratiques. Géographiquement, où se situent-elles et quelles relations existent entre les différents lieux autour desquels s’organisent nos pratiques quotidiennes, en termes de distance ? Troisièmement, la synchronisation et la temporalité. Dans quelle mesure ces temporalités sont-elles fixes ? Et dans quelle mesure ces pratiques s’enchaînent-elles les unes après les autres ? Ce sont là des facteurs qui pèsent lourdement dans l’arbitrage entre voiture, bus, vélo ou marche à pied.
Nous appuyant sur Ted Schatzki, nous parlons à ce sujet d’espace-temps du quotidien et d’espace-temps des pratiques quotidiennes, à prendre en compte dans une réflexion sur les possibilités de transition vers des formes de mobilités plus douces. Prenons un exemple rendant compte de l’importance de ces facteurs temporels et spatiaux.
Dans cette recherche, nous nous sommes intéressés aux déplacements pendulaires dans deux villes anglaises, Brighton et Lancaster. Nous avons observé que le déplacement des travailleurs, loin de se réduire à un simple trajet de la maison au travail, est un voyage bien plus complexe qu’on ne le présume généralement. Cela implique souvent de quitter la maison pour déposer les enfants à l’école, se rendre au travail, quitter le travail puis faire des courses, récupérer les enfants, les conduire à leurs activités et pour finir rentrer à la maison. Dans notre analyse, nous nous sommes demandé dans quelle mesure la géographie de ces différentes pratiques – les lieux entre lesquels se déploient ces pratiques et leurs temporalités – influence notre propension à marcher, faire du vélo ou prendre le bus. C’est donc l’effet conjugué de la distance entre ces différents lieux et de la temporalité de ces pratiques qui oriente nos choix. Par exemple, les distances séparant la maison du lieu de travail, des commerces, etc. constituent autant de facteurs importants, mais ne sont pas en eux-mêmes déterminants.
Et nous avons souvent constaté que la distance n’était pas décisive dans l’arbitrage entre marche, vélo ou bus.
Autre facteur important : la distance entre les différents lieux organisant nos pratiques se combine à des rythmes temporels particuliers. Nous constatons en général que l’école démarre et se termine à heures fixes ; de même que le travail pour la plupart des gens.
Le facteur pertinent ici, c’est la quantité de temps disponible pour couvrir la distance entre les différents lieux de ces pratiques.
Or nous observons souvent que les gens estiment en avoir trop peu pour envisager de consacrer à leurs déplacements le temps supplémentaire que supposent la marche, le vélo ou le bus. Ils ont le sentiment de manquer de temps et de courir d’un lieu à l’autre. Cette conjonction du spatial et du temporel compte énormément ; c’est la compréhension de ces rythmes, dans la mesure où ils orientent les choix de mobilité, qui constitue l’enjeu au cœur de l’analyse que nous avons menée.
Quelles sont les implications de nos résultats ? Ils mettent clairement en lumière le rôle clé des rythmes spatiaux et temporels, et de leur incidence sur nos pratiques quotidiennes, dans la réflexion visant à faire reculer l’usage de la voiture. Mais comment tout cela peut-il se traduire en politiques publiques ? Du point de vue spatial, l’aménagement du territoire a montré il y a déjà longtemps que la réorganisation des lieux entre lesquels se déploient nos pratiques peut être un moyen efficace d’augmenter la part de la marche, du vélo et du bus dans les formes de mobilité. Mais il est par ailleurs admis que l’aménagement du territoire est terriblement lent. Il faut des générations entières pour ériger de nouvelles villes et reconstruire l’environnement bâti.
Comment peut-on s’y prendre pour faire changer les choses plus rapidement ? Dans la mesure où nous avons centré notre recherche sur les pratiques, nous suggérons que leur temporalité et leur spatialité – de même que des politiques qui interviendraient sur ces composantes– pourraient constituer une voie féconde.
Comment cela peut-il se traduire ? Tout d’abord, en menant une réflexion sur la spatialité. Est-il possible d’intervenir via les politiques d’éducation et de santé pour rapprocher systématiquement les établissements scolaires et médicaux des lieux d’habitation, et réduire la distance entre ces différents lieux ? Ce type d’intervention est loin d’être anodin, bien sûr, car il nécessite par exemple de remettre en cause l’idée que le libre-choix des lieux de scolarisation et de consultation médicale est prioritaire. Il va aussi à l’encontre de la démarche centralisatrice, qui privilégie les établissements scolaires et hospitaliers de grande taille. Mais son incidence serait certainement considérable sur la possibilité de choisir la marche, le vélo ou le bus comme moyen de locomotion pour accomplir ces pratiques.
Toutefois, ainsi que l’ont montré nos recherches, il ne suffit pas de se pencher sur la spatialité, il faut aussi tenir compte de la temporalité de ces pratiques. Les politiques publiques peuvent-elles agir pour réorganiser ces temporalités, de façon à développer la marche, le vélo et le bus ? Par exemple, les politiques éducatives peuvent-elles assouplir les horaires d’écoles, et les coupler à des politiques du travail qui rendraient obligatoires des aménagements d’horaires pour tous les salariés, sauf cas rédhibitoires ? Une action sur ces deux fronts – temporalités moins fixes et souplesse des horaires – permettrait de moins courir d’un lieu à l’autre et créerait les conditions pour que les gens se sentent moins débordés, moins stressés et donc plus disposés à prendre le temps de marcher, faire du vélo ou prendre le bus pour s’y rendre. Nous pensons que ces interventions pourraient rendre possible la création de « matrices spatio-temporelles facilitatrices », à savoir l’aménagement des orientations spatio-temporelles propices à la marche, au vélo ou au bus. Il faudrait pour ce faire une gamme complète de leviers politiques qui agissent par plusieurs biais sur différentes pratiques, d’un point de vue temporel et spatial. Le tout, dans l’objectif de créer ces matrices, plus propices aux formes de mobilité douces. Cette démarche pourrait se concrétiser par des interventions plus ou moins radicales mais aurait en tout cas pour effet d’élargir l’arsenal des politiques de mobilité au-delà des seules mesures incitatives ou dissuasives. Lesquelles peuvent se justifier, mais couplées à une approche plus intégrée au sein de laquelle nous examinons comment les barrières structurelles associées à la temporalité et à la spatialité font que les personnes restent en apparence réfractaires aux formes de mobilité douces.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
James Faulconbridge (28 Octobre 2015), « Pour changer les pratiques, le rôle clé de la temporalité et de la spatialité », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2957/pour-changer-les-pratiques-le-role-cle-de-la-temporalite-et-de-la-spatialite
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