The Dynamics of Social Practice (Les dynamiques de la pratique sociale) soutient que les interventions politiques en faveur de la durabilité doivent être fondées sur la compréhension des dynamiques de ce que font les gens. L’ouvrage décrit des méthodes d’analyse et de conceptualisation des dynamiques de la pratique sociale, affirmant que cette approche conceptuelle ouvre un imaginaire politique différent et remet en question la répartition des responsabilités dans les processus du changement social.
Les plans d’action nationaux et internationaux pour la lutte contre le changement climatique tendent à expliquer ce phénomène par la somme de millions de décisions individuelles, comme prendre l’avion ou conduire des voitures à essence. Par conséquent, ils s’attachent à encourager un changement de comportement, en informant et en sensibilisant mieux les personnes, pour leur faire adopter des modes de vie plus respectueux de l’environnement. L’idée qui sous-tend cette vision du changement climatique considère que le comportement des gens est une question de choix, et que ces choix sont le reflet de décisions et de valeurs personnelles. Considérer sous cet angle le fait social et la manière dont il évolue s’inscrit dans la tradition intellectuelle de l’utilitarisme de Bentham et Mill, implicite dans les théories du choix rationnel et ayant exercé une forte influence sur les programmes des politiques environnementales, bien avant le sommet de Rio en 1992. Malgré les bonnes intentions exprimées lors de ce sommet et des suivants, la dégradation de la situation environnementale s’est accentuée, et les modes de vie sobres en carbone des sociétés occidentales sont demeurés marginaux. Dans le long débat toujours en cours sur les raisons de cette inaction et de l’apparent manque d’intérêt de l’opinion publique, les spécialistes ont relevé diverses explications : tout d’abord un certain pessimisme diffusé par les médias, qui présentent le changement climatique comme un phénomène mondial et irréversible, indépendant de la volonté humaine ; ensuite, le sentiment que les intérêts particuliers, tels que ceux de l’industrie pétrolière, dominent ; et enfin, le manque de confiance dans les gouvernements, le milieu des affaires et les grands acteurs, supposés mener à bien une stratégie d’atténuation des effets du changement climatique. Quelques spécialistes ont également souligné qu’une partie du problème est à imputer directement aux théories du social et du changement social qui sous-tendent les plans d’actions nationaux et internationaux.
The Dynamics of Social Practice fait partie d’un corpus de recherche, actuellement en expansion, qui propose un paradigme alternatif aux politiques environnementales. Ce paradigme consiste à transférer le centre d’intérêt actuellement fixé sur les attitudes, les comportements et les choix individuels vers les pratiques sociales, pour en comprendre l’ordre, la stabilité et les changements. Contrastant avec le mode d’explication linéaire de cause-à-effet, implicite dans les approches comportementales de l’action et des changements sociaux, les théories de la pratique mettent en avant les notions de processus et de « dépendance au sentier », et se penchent sur les multiples relations contingentes entre éléments matériels, significations et connaissances pratiques engagées dans la mise en œuvre d’une pratique. Cette démarche légitime un nouvel objet empirique de recherche centré sur les politiques et dévoile des lieux d’intervention politique encore inexplorés.
Les théories de la pratique sociale sont issues de diverses traditions intellectuelles, variant selon les auteurs, et souvent alignées sur différents projets. L’approche développée par Shove et ses collègues emprunte certaines idées à Giddens, Bourdieu, Schatzki ou Reckwitz et tend à favoriser les transitions vers un développement durable. La démarche considère la pratique comme unité de base de son analyse et la définit comme un type de comportement routinier. Elle cite des exemples, comprenant la conduite, le vélo, la cuisine ou le chauffage des foyers, mais sans opérer de classification a priori : une pratique est tout ce que les praticiens considèrent comme telle. Toutes les pratiques existent en tant que schémas ou entités reconnaissables (c’est pourquoi nous les identifions immédiatement, par exemple lorsque nous parlons de la conduite), mais en même temps, les pratiques n’existent que si elles sont accomplies de manière routinière. Cette distinction entre la pratique-comme-entité et la pratique-comme-acte est fondamentale pour comprendre les dynamiques du changement. La pratique-comme-entité fournit un moule ou un modèle idéal, que les individus reproduisent consciemment ou non à chacun de leurs actes. La reproduction imparfaite de chaque acte laisse suffisamment de marge pour introduire de la nouveauté. La pratique comme acte implique, quant à elle, un espace de possibilités conditionnel et incertain, une action structurée mais ouverte à l’inattendu. Tout passage à l’acte referme deux possibilités : soit se conformer à la structure, soit la modifier pour suivre des voies alternatives.
Cette distinction est utile pour tenter de comprendre comment le changement se produit, mais elle laisse dans le flou ce que suppose, en réalité, une pratique. Shove et ses collègues affirment que l’adoption d’une pratique est un moment d’intégration impliquant trois sortes d’éléments : matériels (des objets, des technologies), compétences (formes de compréhension, qualification, technique) et significations (des significations symboliques, des aspirations, des idées). Dans le cas de la conduite, cela correspond à une voiture et toutes ses composantes (le matériel), à la capacité de conduire un véhicule (la compétence) et à l’association d’une voiture avec, par exemple, des images de liberté ou de masculinité (la signification). Donc, les pratiques existent lorsque ces éléments sont activement intégrés : « Par cette agrégation, les pratiques sont reproduites comme des entités provisoirement reconnaissables » (p. 82). De la même manière, elles sont modifiées quand de nouvelles combinaisons d’éléments existants ou inédits surgissent ou disparaissent ou si le lien entre ces éléments est rompu. C’est pourquoi le thème central de l’analyse porte sur les éléments constitutifs de la pratique et sur le processus, au cours historiquement fluctuant, de connexion et de déconnexion entre ces éléments et entre les pratiques elles-mêmes.. Certains chapitres de l’ouvrage mettent l’accent sur les liens entre éléments et pratiques, alors que d’autres se focalisent sur les éléments considérés de façon autonome. Cette distinction nous permet de décrire certains cas où les mêmes éléments matériels, significations ou compétences se retrouvent dans différentes pratiques et de définir comment ces éléments communs les relient entre-elles. L’image qui émane de ce raisonnement est celle de multiples éléments matériels, compétences et significations qui convergent pour former des pratiques identifiables pendant qu’elles sont accomplies, mais qui relient aussi différentes pratiques entre elles, en tissant une trame de relations sociales infinies et évolutives. Il en résulte que « la compréhension des rythmes spatiaux et temporels de la société se résume en fait à comprendre comment certaines pratiques fleurissent et d’autres se fanent ; comment émergent les propriétés de fréquence, de durée et de séquences ; comment les pratiques fusionnent pour former des groupes et des ensembles, et comment de telles configurations se font écho, s’amplifient ou se détruisent entre-elles » (p. 96).
L’une des pratiques décrites pour illustrer cette argumentation est la conduite d’une voiture. De nos jours, conduire est une pratique aisément indentifiable et apparemment stable. Rétrospectivement, on est tenté d’associer son émergence au dix-neuvième siècle, à « l’innovation radicale » de la voiture. À y regarder de plus près, toutefois, on décèle une multitude de continuités avec des éléments, du matériel et des significations qui existaient déjà. Stricto sensu, la seule véritable innovation des premières formes de la conduite est le moteur à essence et la connaissance nécessaire à son entretien. Tous les autres éléments qui composent la pratique de la conduite sont antérieurs à l’émergence de la voiture et sont liés à des règles, des compétences et un design déjà présents dans d’autres pratiques, telles que l’équitation, le vélo et la navigation. Ainsi, la conduite fait son apparition (en symbiose avec d’autres activités) en tant qu’amalgame assez cohérent mais nécessairement provisoire d’éléments existants et nouveaux. Elle a ensuite évolué dès lors que ces éléments et la relation qui les unissait se sont modifiés. On peut illustrer ce phénomène ainsi : la conduite d’une voiture était, dans un premier temps, un passe-temps d’homme fortuné pour qui le plaisir de conduire tenait essentiellement au défi de mener à bien un trajet, malgré la fragilité mécanique des premiers véhicules qui exigeait des connaissances pointues en entretien et réparation. La conduite était alors associée au risque et à l’aventure, mais comme les compétences requises étaient rares, bien peu étaient en mesure d’imaginer un autre avenir pour l’automobilité que celui d’être un loisir coûteux réservé aux nantis. Ce frein à la normalisation de la conduite disparût lorsque les constructeurs produisirent des voitures plus fiables, qui exigèrent moins de dextérité pour les faire marcher. Ceci démontre comment les changements survenus dans les éléments matériels (une technologie plus fiable) ont entraîné une modification des compétences et des significations de la conduite (passant alors d’une activité risquée et aventureuse à un aspect essentiel de la vie professionnelle et familiale) et comment, au cours de ce processus, la pratique de la conduite en elle-même fut modifiée.
Pour comprendre ces processus de coévolution, il faut être conscient que les éléments qui constituent la pratique de la conduite peuvent participer simultanément d’une multitude d’autres pratiques et établir ainsi des liaisons entre elles. À titre d’exemple, la définition de la conduite, à son origine, comme une activité nouvelle, risquée et physiquement exigeante, l’a associée à la masculinité, qui était en même temps liée à d’autres activités, comme la réparation mécanique. La masculinité faisait le lien entre la pratique de la réparation et celle de la conduite. Mais ces associations furent provisoires, comme le prouve le changement du rôle joué par la conduite pour l’identité du genre, à partir du moment où elle devint plus fiable et accessible au grand public, indépendamment des compétences de chacun en matière de mécanique. La création et la rupture des liens entre les éléments constitutifs des pratiques, et entre les pratiques elles-mêmes « évoquent une image plus élaborée, dans laquelle divers éléments circulent à l’intérieur et entre de nombreuses pratiques différentes, constituant une forme de réseaux qui maintient en place des agencements sociaux complexes et qui peut éventuellement les rompre. Dans cette mesure, la liaison et la rupture des significations se répercutent dans l’ensemble du paysage culturel ».
Comprendre le social comme une réalité complexe se déployant dans un flux d’évènements, est très éloigné de la vision dominant l’élaboration des politiques publiques. Celle-ci considère en effet que le social est constitué d’entités discrètes, établies, indépendantes et clairement identifiables, reliées les unes aux autres par des relations de causalité, lesquelles peuvent être quantifiées et gérées. Au lieu de défendre une vision mécanique du monde, en tant que somme de variables indépendantes qui influencent des variables dépendantes, l’approche par les pratiques sociales souligne les notions d’émergence et de « dépendance au sentier ». Cela ne signifie pas, toutefois, qu’une approche par les pratiques exclue l’intervention politique. Le premier pas d’une approche de la politique par les pratiques serait de montrer que les interventions politiques sont internes et non externes aux dynamiques de la pratique. Les politiques de nombreux secteurs, comme celui de l’éducation, de la santé, du travail ou des transports (souvent par inadvertance) altèrent la nature et le rythme de la vie quotidienne, en exerçant leur influence sur la distribution et la circulation des éléments matériels, des compétences et des significations ainsi que la manière dont ces éléments et les pratiques interagissent. L’imbrication de la politique dans le flux de la vie quotidienne doit être prise en compte pour mettre en évidence des lieux d’intervention et de responsabilisation des gens afin de favoriser des modes de vies plus durables.
Les théories de la pratique sociale ont gagné de l’importance au cours de la dernière décennie dans les champs du développement durable, notamment concernant l’énergie domestique, l’eau et la consommation alimentaire. Sa popularité grandit rapidement chez les spécialistes en transitions durables en Grande-Bretagne, en Europe et ailleurs. Bien qu’elle ne soit pas encore aussi développée que la recherche sur l’énergie et l’eau, la recherche en matière de mobilité adoptant l’approche par les pratiques est également en développement et semble vouée à apporter des contributions significatives dans les années à venir.
Bien que le livre traite de théorie sociale, les lecteurs moins familiers avec la sociologie seront surpris par la clarté et la facilité d’accès du raisonnement, abondamment illustrés d’exemples de pratiques quotidiennes, comme le vélo et, nous l’avons évoqué plus haut, la conduite. J’apprécie son style, qui évite toute information et discussion inutiles à l’argumentation – d’où un livre plutôt petit – et la manière délicate dont il rappelle régulièrement au lecteur le raisonnement suivi. Cette sobriété a certes bénéficié à la clarté du propos, mais peut-être aux dépens du traitement d’autres questions importantes. J’aurais aimé y trouver un débat plus explicite sur le rôle des classes sociales et du pouvoir dans les transitions des pratiques. Même si ces aspects sont latents au fil du raisonnement, c’est seulement à la fin du chapitre 7, dans un court passage d’un peu plus de deux pages, qu’ils sont directement évoqués.
Il s’agit indubitablement d’un ouvrage important, qui doit être lu par toute personne intéressée par les discussions universitaires actuelles sur les logiques du changement social et sur la contribution possible des sciences sociales aux politiques de changement climatique.
Elizabeth Shove est professeure de sociologie et directrice du centre DEMAND à l’université de Lancaster. En collaboration avec Matt Watson (Sheffield), Mika Pantzar (Helsinki), Gordon Walker (Lancaster), Alan Warde (Manchester), Tom Hargreaves (East Anglia) et d’autres collègues de Grande-Bretagne et d’Europe, elle a été la première à mener des études sur la pratique sociale dans le champ du développement durable. Ses recherches se sont concentrées essentiellement sur les questions de consommation énergétique en contexte bâti comme non-bâti.
Mika Pantzar est professeur et chercheur au National Research Centre à Helsinki. Il a publié de nombreux travaux sur la consommation, la technologie et la culture matérielle.
Matt Watson est chargé de cours en géographie sociale et culturelle à l’université de Sheffield. Il a mené des recherches sur la durabilité, la gouvernance, la technologie et la consommation.
Javier Caletrío (2015, 27 Octobre), « Les dynamiques de la pratique sociale : la vie quotidienne et comment elle évolue - d'Elizabeth Shove, Mika Pantzar et Matt Watson », Forum Vies Mobiles. Consulté le 23 Novembre 2015, URL: https://fr.forumviesmobiles.org/publication/2015/10/27/dynamiques-pratique-sociale-vie-quotidienne-et-comment-elle-evolue-delizabeth-shove-mika-pantzar-et-3001
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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Pour citer cette publication :
Javier Caletrío (23 Novembre 2015), « The Dynamics of Social Practice. Everyday Life and how it Changes - d'Elizabeth Shove, Mika Pantzar et Matt Watson », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/2967/dynamics-social-practice-everyday-life-and-how-it-changes-delizabeth-shove-mika-pantzar-et-matt
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