L’ouvrage New Mobilities Regimes in Art and Social Sciences (Ashgate éditions, 2013), conçu sous la direction de Susanne Witzgall, Gerlinde Vogl et Sven Kesserling fait suite à l’exposition-colloque intitulée Tracing the New Mobilities Regimes organisée à l’Akademie des Bildenden Künste de Munich en 2008.
L’un des principaux intérêts de l’ouvrage réside dans la présentation de collaborations art-sciences sociales et la question de savoir comment elles peuvent enrichir les méthodes de travail et les connaissances. Le corpus d’œuvres se compose de vidéos, photogrammes, photos, dessins, dessins humoristiques, schémas, installations et d’une entreprise utopique (la compagnie aérienne de l’artiste Res Ingold).
L’ouvrage soulève des questions essentielles pour quiconque s’intéresse au croisement de l’art et des sciences, en particulier sociales. Est-ce l’art lui-même, ou certains moyens que l’art utilise parfois qui peuvent être sollicités ? Est-ce qu’une méthode d’investigation propre à l’art existe de façon autonome (à ranger à côté des méthodes scientifiques : sociologiques ou ethnologiques, par exemple) ? Ou encore : l’art fonctionne-t-il comme un complément, ou uniquement et restrictivement comme une matière première supplémentaire sur laquelle peut s’appuyer la science ?
L’ouvrage repose sur le présupposé selon lequel le langage des images et le langage de l’écrit créent un dialogue dépassant les possibilités respectives de chacun. Ce parti pris déborde le sujet du livre. Il touche, plus largement, à la question des liens possibles entre l’analyse académique et les approches esthétiques/artistiques et à leur mise en œuvre. Il est clairement assumé par les auteurs qu’une partie des interactions entre art et sciences sociales n’a pas encore été identifiée ni verbalisée : c’est un travail ouvert dont les auteurs attendent qu’il débouche sur des perspectives nouvelles tant dans la découverte de nouveaux sujets que de nouvelles méthodes.
Implicitement, le livre sollicite une reformulation du comportement du lecteur. Il revient à chacun d’explorer les connexions actives au cœur des différents articles avec sa sensibilité, son intuition et ses connaissances, par son propre travail de lecteur-regardeur. Aborder cet ouvrage comme n’importe quel autre ouvrage signifie passer à côté de sa substance même. Ici, c’est l’invention d’une posture nouvelle qui est requise. Le livre ne s’achève ni à la fin d’une phrase, ni à la découverte d’une image. Il constitue un objet nouveau, exigeant. Il invite à un travail de croisement entre image et texte. Il demande la mise en œuvre de deux types de regards : un regard analytique, s’appliquant sur les propos, en même temps qu’ un regard esthétique et artistique, pourrait-on dire, s’exerçant sur les œuvres.
Comme le rappelle Susanne Witzgall en introduction de l’ouvrage, à partir des années 1970, la science a commencé à être analysée comme étant sujette à des facteurs historiques, sociaux, économiques, discursifs ou politiques. Elle renvoie aux travaux de chercheurs aussi célèbres que le philosophe et anthropologue Bruno Latour, la sociologue Karin Knorr-Cetina, ou la philosophe des sciences et des technologies Donna Harraway. Autrement dit, la science est devenue une forme d’expression culturelle comme une autre qui ne détient pas intrinsèquement de relations plus étroites avec la « réalité » que d’autres formes de connaissance. Ses représentations de la réalité ne sauraient être considérées comme supérieures aux pratiques narratives et symboliques utilisées par l’art. L’art et la science sont alors placés sur un pied d’égalité dans la recherche d’une description de la réalité, ou d’une exploration, par exemple, des déterminismes et des pratiques de la mobilité. Le langage comme seul vecteur de savoir est remis en cause en tant qu’il apparaît toujours contingent d’une époque.
Dans ces mêmes années, beaucoup d’artistes empruntent aux sciences (en particulier à la sociologie ou à l’ethnographie), sans pour autant se plier à l’ensemble contraignant de leurs règles. On parlera d’un « tournant ethnographique » de l’art. Parallèlement, de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux représentations visuelles ou formelles des artistes, dans l’idée de revisiter leurs pratiques. L’idée d’une recherche artistique a émergé il y a vingt ans, à un moment, rétrospectivement nommé le « tournant de l’image » (« iconic turn »), où l’on a mis en doute la sagacité absolue des sciences. Ce tournant est à rapprocher de la place que les images commençaient à prendre dans la société. On discutait du pouvoir créatif des images, de leur pouvoir de générer un sens propre et des enjeux épistémologiques qu’elles soulèvent.
L’idée d’une image parlant d’elle-même, qui serait ainsi plus « exacte », est mise en discussion, ou, plus exactement, l’idée que, grâce à l’image, il serait possible de laisser l’objet parler de lui-même. En quelque sorte, l’image donnerait accès à la matière même, sans prisme. Une telle vision d’une image neutre, en quelque sorte, est bien entendue largement invalidée du point de vue de l’histoire de l’art. Elle l’est aussi, en creux, par l’analyse, présente dans l’ouvrage, de Christoph Keller, qui s’interroge sur la manière dont un appareil photographique rend compte du mouvement, et sur ce que la notion de temps et d’esthétique dit de cette captation. En dépit de cette insuffisance, propre à toute approche, par définition limitée, l’image apparaît comme un outil plein de promesse, à la fois pour l’exploration (le développement de recherches basées sur l’image) et pour l’expression d’une pensée, d’une connaissance acquise.
Susanne Witzgall estime que la démarche artistique dans le champ de la mobilité représente un axe de recherche en soi, à inscrire à côté des démarches scientifiques traditionnelles. Le travail des artistes permet d’approfondir des aspects négligés ou oubliés par la science, il donne accès aux sens et à l’individu en jeu dans les processus de mobilité, avec une pertinence que les statistiques ne permettent pas d’atteindre. Elle nuance toutefois cette position en précisant que les démarches artistiques s’inspirant des démarches des sociologues et anthropologues dans leur processus de réalisation ne constituent pas une base suffisante en soi pour des analyses et évaluations scientifiques, mais viennent se ranger à égalité parmi les images et autres sources d’information à disposition des scientifiques.
Autrement dit, une démarche artistique est reconnue et validée par l’auteur, elle fonctionne de façon autonome, mais ne doit pas être classée au même niveau qu’une approche scientifique. Elle doit être comprise comme un enrichissement dont tirera profit l’approche scientifique.
L’auteur nous semble faire preuve de plus de réserve que le philosophe Jacques Rancière, dont elle cite cet extrait de The Politics of Aesthetics : The Distribution of the Sensible (2004): « La politique et l’art, en tant que formes de connaissance, construisent des fictions, c’est-à-dire des réagencements concrets de signes et d’images, des relations entre ce qui est vu et ce qui est dit, ce qui est fait et ce qui peut être fait. » Pour Jacques Rancière, sciences et art représentent simplement différentes formes de distribution du sensible composant, à valeurs égales, la réalité. L’art et la science sont tous deux dépendants de régimes de perception. Ainsi doit-on les considérer comme complémentaires, quand bien même ils s’opposent.
C’est davantage dans la dynamique décrite par Jacques Rancière que s’inscrivent André Amtoft et Bettina Vestergaard, tous deux co-auteurs d’un des chapitres du livre. Partant de l’idée que le changement dans le comportement et le mode de perception entraîne une reconfiguration du savoir, ils ont créé le Programme de Résidence en Camping-car (Campervan Residency Program - CVRP). Pour eux, la production de connaissance et la créativité artistique convergent au travers de perpétuels échanges. Les deux auteurs s’interrogent sur la manière dont un tel programme permettrait une immersion encore plus poussée des artistes et des chercheurs dans les flux des mobilités contemporaines. Leur idée a consisté à imaginer une forme d’immersion plus optimale – pour les chercheurs, comme pour les artistes - au coeur des interactions sociales qui ont lieu à l’intérieur des voitures.
CVRP constitue un lieu de vie et de travail nomade. Les auteurs se sont servis de ce type d’approche pour réaliser l’œuvre-étude (vidéo, photogrammes et textes) Free Speech on Wheels, Let Your Opinion Roll – FSOW (2006 – 2007). Une coccinelle, modèle 1973, leur a permis de parcourir Los Angeles, une cité où la place de la voiture est fortement culturelle, et d’aller à la rencontre des habitants afin de prendre le pouls de la diversité et d’arriver à une réflexion plus aboutie sur ce qui constitue l’espace public. Le fait de mener les interviews dans un espace mobile (leur voiture) a permis de faire ressortir ce qui, avec un protocole classique, resterait caché. L’étude a montré que le seul endroit où s’effectue un vrai brassage de la population, c’est sur les routes. FSOW est ainsi un dispositif performatif et participatif qui vise à rassembler la diversité des profils présents sur les routes à l’intérieur d’un véhicule afin de mesurer les rapports de la population de Los Angeles à l’espace public et au véhicule. Il s’agit d’un mode d’enquête interventionniste d’un nouveau genre. Les chercheurs se sont servis de l’objet de l’étude (la voiture) comme moyen de l’étude elle-même.
Le principal avantage de se situer soi-même à l’intérieur du champ que l’on étudie tient à la capacité à interagir et à susciter des réponses à partir de ce qui nous entoure (l’environnement participant lui-même de l’étude). Les auteurs proposent le concept de « perceptual mobility » (mobilité perceptive) en tant que point de rencontre des échanges entre art visuel et sciences. Ce concept éclaire la manière dont la perception sensorielle aide à la fois les artistes et les scientifiques en sciences sociales à mieux comprendre et à découvrir la singularité des modes d’organisations sociales contemporains. Le concept suggère que lorsque l’objet de notre savoir se constitue à travers ce que nous voyons ou faisons, une reconfiguration de la manière dont nous voyons ou faisons les choses est aussi une reconfiguration de notre connaissance de cet objet.
L’article-dessin de l’artiste Jorinde Voigt intitulé « Airport-Studies, Intercontinental, Territorium » semble à première vue s’inscrire dans le registre définit par Susanne Witzgall : l’art comme approche complémentaire à la science et pourvoyeuse d’un surcroît de matière première exploitable. On y retrouve le style très reconnaissable de l’artiste, fait d’une combinaison de diagrammes, lignes, courbes, relevés. Ici, elle imbrique des positions, des trajets, des vitesses, des durées, des coordonnées géographiques. Ses dessins semblent arracher à la mobilité certaines de ses caractéristiques, comme s’il s’agissait de décortiquer un algorithme mystérieux qui les régirait. La représentation graphique, éclatée, tend souvent vers la saturation, ou peut-être est-elle elle-même mouvement, un palimpseste continu dont le dessin ne ferait que figer un état donné, à un instant donné. Sur le fond, cet article reste un objet abscons. De fait, il manifeste toute la difficulté, en particulier dans le champ des sciences sociales, d’une introduction de l’art, et plus particulièrement d’un art non-documentaire et non illustratif. Pour autant, un intérêt réel semble se dégager de ce travail si on accepte de voir les perspectives qu’il ouvre en termes de synchronisation de paramètres multiples : distance, vitesse, orientation, fréquence, graphiques dynamiques. En quelque sorte, il est à considérer comme de la recherche fondamentale, comme cela peut être pratiqué dans les sciences. Le travail de Jorinde Voigt va finalement davantage dans le sens, non pas d’une complémentarité, telle que posée par Susanne Witzgall, mais d’une fusion des approches artistique et scientifique en une sorte de troisième approche, hybride.
C’est dans cette perspective que pourrait s’inscrire le travail de Pia Lanzinger. Celle-ci analyse le phénomène du télétravail rendu possible par le développement des technologies de l’information et de la communication. Le télétravail, le plus souvent un travail moins qualifié, est majoritairement réalisé par des femmes. Il les renvoie au statut traditionnel qui leur fut longtemps dévolu. L’artiste est allée à la rencontre de femmes pratiquant le télétravail en Allemagne et en Suède et a réalisé des portraits filmés. L’approche de Pia Lanzinger, par le biais de la vidéo et de l’installation, permet, sans avoir recours au texte, de saisir les problématiques de l’isolement des personnes pratiquant le télé-travail, et l’effacement des frontières entre le privé et l’activité professionnelles. Ces problématiques sont perceptibles par l’image, par l’esthétique, par une immersion dans les environnements des personnes reconstitués dans les installations en même temps que dans les voix et portraits filmés. Cette approche dépasse une démarche scientifique traditionnelle qui n’aurait pas eu recours à de tels moyens, sans se limiter par ailleurs à une approche artistique. De fait, elle semble constituer un exemple d’une démarche hybride, une troisième modalité de recherche.
Dans une même veine, le croisement de vidéos et de textes réalisé en 2005 par Gülsün Karamustafa permet de saisir la situation de femmes issues d’une minorité moldave proche de la Turquie qui partent travailler de façon illégale à Istanbul, en tant que servantes pour de riches femmes turques. La vidéo les interroge sur leur passé, leur vie lors du retour à la maison, leurs conditions de travail.
Le processus de travail d’Alissa Tolstokorova va dans la même direction. Elle s’intéresse aux femmes ukrainiennes poussées par le contexte post-communiste et la pauvreté à la mobilité géographique et économique. Certaines sont parties vivre ou travailler en dehors de leurs frontières d’origine. L’auteur a interviewé 23 femmes dans cette situation. Elle étudie les restrictions imposées par les employeurs à ces migrantes, la manière dont elles se logent, se nourrissent, l’intégrité de leur vie de famille, et la manière dont elles font carrière afin d’essayer de se réapproprier le futur. L’article conclut sur le fait qu’en dépit d’une mobilité de plus en plus globale, ces femmes n’ont quasiment aucune chance de revenir chez elles.
A côté de démarches croisant art et science en direction d’une modalité d’investigation et de restitution hybride, la position de l’artiste Ursula Bienmann est intéressante. Chez elle, le curseur penche un peu plus du côté de l’art, en tirant clairement parti du postulat selon lequel l’œuvre est capable par elle-même, sans autre médiation, d’apporter de la connaissance. Ursula Bienmann a réalisé une anthologie vidéo de 2006 à 2009 intitulée Sahara Chronicle qui s’intéresse aux migrations dans le Sahara vers l’Europe. La vidéo documente certains points pivots des routes de migration : la zone de transit d’Agadez et d’Arlit, au Niger, les guides touaregs à la frontière dans le désert libyen, les patrouilles militaires le long de la frontière algéro-marocaine à Oujda, la prison de Laayoune, et les traversées en bateau du Sénégal vers les Îles Canaries. Elle rend simplement compte, sans commentaire, du système que le spectateur lui-même doit chercher à reconstituer. Dans la vidéo X-Mission (2008) Ursula Biemann se focalise sur la notion de camp (en prenant l’exemple d’un camp de réfugiés en Palestine) comme zone extra-territoriale. Ces zones, le plus souvent créées de façon temporaire, tendent à se pérenniser et à forcer leurs « habitants » à s’y sédentariser. S’y crée une vie, dans un contexte à la fois lié à des problématiques globales, à la gestion par des instances supranationales (Nations Unies, ONG) et aux liens entre les habitants et leurs communautés d’origine.
Le chercheur Mehdi Alioua et l’artiste Charles Heller se sont associés pour traiter du phénomène de migration en Afrique, et plus particulièrement des flux transitant par le Maroc. L’article explique de quelle façon les histoires individuelles deviennent rapidement collectives, comment des communautés se forment, s’organisent, créent leurs propres règles, communiquent et développent un imaginaire. Le statut artistique de la vidéo n’apparaît pas, et il n’est ni exploité ni interrogé en perspective avec le travail de recherche. La vidéo Crossroads at the Edge of Worlds apparaît ici simplement comme un outil destiné à illustrer. Ce travail mené en commun ne dévoile aucune interaction entre le champ artistique et le champ scientifique. On est en droit de s’interroger, ici, sur l’existence même d’un recours à l’« art ». Il s’agirait plutôt du recours à un moyen dont se sert parfois l’art, à savoir la vidéo. L’un des écueils de l’art-science réside précisément là : imaginer que l’art se confond avec l’outil qu’on utilise.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Guillaume Logé (25 Novembre 2015), « New Mobilities Regimes in Art and Social Sciences - par Suzanne Witzgall, Gerlinde Vogl et Sven Kesserling », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/2983/new-mobilities-regimes-art-and-social-sciences-par-suzanne-witzgall-gerlinde-vogl-et-sven-kesserling
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