L’automobilité est l’un des piliers du mode de vie américain. Quelles sont ses perspectives d’avenir à l’heure du changement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles ? L’Amérique est à la croisée des chemins, entre accélération, reconstruction et transition, explique Kate G. Reese.
Nous introduirons tout d’abord l’idée que l’automobilité, c’est-à-dire le mouvement rendu possible par les véhicules motorisés, est une arme à double tranchant. Nous empruntons cette image employée par Anthony Giddens pour parler de la modernité : c’est une arme à double tranchant car elle ouvre un grand nombre d’opportunités pour accéder à une prospérité qui nous serait autrement refusée, mais qui fait des ravages sur la santé de l’homme et celle de la planète. Aux États-Unis, le problème est particulièrement aigu, les lames et pointes de la modernité sont extrêmement affilées. L’automobile y est une composante essentielle du quotidien et de l’identité nationale. La question se pose donc ainsi : comment réconcilier ces deux aspects contraires de l’automobilité ? Comment réconcilier la violence qu’elle inflige au monde avec les possibilités, la liberté et la prospérité qu’elle procure ? Ou encore, comment peut-on, aux États-Unis, imaginer un avenir où l’automobile jouerait un rôle différent dans la vie quotidienne?
Nous partirons du postulat selon lequel un mode fondamental de résolution des problèmes, ou de réconciliation des contraires, consiste à se projeter dans le futur, à se situer sur un axe temporel. Emirbayer et Mische décrivent ceci comme une dimension projective de l’action humaine. Autrement dit, lorsque nous agissons dans le présent, non seulement la connaissance de notre passé nourrit nos actions et nous projetons ce passé dans le présent, mais par ailleurs nous pensons en termes de devenir potentiel. Ce qui revient à envisager la possibilité future de choses aujourd’hui impossibles, à se représenter des changements advenus en nous-mêmes. J’avancerai donc l’idée que penser le futur, c’est-à-dire l’imagination sociale, ne constitue pas un simple exercice de projection ou de fantaisie, mais d’interrogation fondamentale sur ce qui nous définit en tant que société, en tant que culture.
Cette démarche peut notamment consister à estimer quelles sont les ruptures possibles, vraisemblables ou désirables, quels changements nous pouvons espérer ou anticiper. Dans le même temps, cela signifie aussi envisager quelles sont les constantes qui continueront à déterminer notre identité et nous permettront de demeurer ce que nous sommes. Pour illustrer cette idée, j’utiliserai une couverture du magazine Popular Mechanics, parue en 1951, qui montre un hélicoptère parqué dans le garage d’un pavillon de banlieue. Popular Mechanics s’était représenté ici un changement possible, un futur où nous irions tous travailler en hélicoptère et non plus en voiture. Dans le même temps, plusieurs composantes de l’identité américaine se trouvent réaffirmées ici : l’architecture de la maison avec son carré de pelouse, le chapeau de l’homme, le fait que ce soit lui qui rentre son hélicoptère au garage, tout cela renforce l’idée d’un mode de vie particulier, une identité périurbaine fondée sur l’autonomie de mouvement. Tout ceci amène à poser la question suivante : comment peut-on renégocier cette identité aujourd’hui, à l’heure du changement climatique et de l’épuisement des ressources ? On peut distinguer trois façons d’envisager actuellement l’avenir de l’automobilité aux États-Unis : accélérer, restaurer et opérer une transition. La première implique d’accélérer le rythme des innovations technologiques pour mieux gérer les conséquences du changement climatique et de l’épuisement des ressources. La seconde pose la nécessité de restaurer les limites de nos villes telles qu’elles étaient avant le début de l’étalement urbain d’après-guerre. Et la troisième, la transition, suppose de passer à un tout autre mode de vie, dans le contexte économique radicalement différent de l’après-pic pétrolier, alors même que nous découvrons les effets du changement climatique.
En 2001, le Département de l’Énergie américain a lancé une initiative, en publiant un rapport intitulé Quadrennial Technology Review, ou QTR. Son format s’inspire du Quadrennial Defense Review, publié par le Département de la Défense tous les quatre ans pour cerner les dernières tendances et définir les grandes orientations de la politique de défense. Le Département de l’Énergie a donc mis en place une démarche similaire, pour prendre acte des bouleversements à venir en matière d’énergie. Ce projet de grande envergure défend le point de vue que les changements dans les transports s’inscrivent dans la transformation plus vaste du paysage énergétique. De plus, le transport n’y est pas conçu comme une question sociale en soi, mais davantage comme une question technologique.
La vision prospective que fait émerger le Quadrennial Technology Review ainsi que tous les documents qui s’y rattachent est celle d’un futur où le rythme de l’innovation s’accélère. C’est de cette accélération que viendra la réponse au problème du changement climatique et de la raréfaction des ressources, qui à défaut d’être entièrement résolu, deviendra du moins maîtrisable. L’idée sous-jacente est qu’il a certes fallu des dizaines d’années pour que le progrès technique se développe, mais que moyennant suffisamment de ressources, de recherches, d’ingénieurs, de laboratoires, d’étudiants et de financements consacrés au problème, il sera possible d’accélérer la marche du progrès et de ramener l’horizon des découvertes à une ou deux dizaines d’années. C’est ce qui nous permettra de faire baisser les émissions de CO2 dans les plus brefs délais.
Nous percevons également dans ces textes une vision de l’identité américaine qui demeure ancrée sur les mêmes fondements : la voiture, la consommation, l’Américain en automobiliste. L’individu américain continue fondamentalement de se définir par son autonomie de mouvement. On observe aussi l’idée de l’Amérique en tant qu’État-nation qui résout les problèmes : ce sont les ingénieurs qui changent la donne de la mobilité ; le changement advient dans les laboratoires et non dans les foyers, sur les pistes d’essai et non sur les routes, ni dans le mode de vie des gens. L’idée qui sous-tend ceci est que ce sont les seuls lieux où peut se produire un changement significatif, parce que le consommateur américain, lui, ne changera pas. Il est donc logique, dans cette perspective, que la transformation s’opère avant tout sur le terrain de la technologie.
Le deuxième courant, que l’on peut qualifier de restauration, envisage un futur essentiellement modelé sur le passé. Aux États-Unis, différents mouvements, comme le Nouvel Urbanisme, la croissance intelligente (Smart Growth), qui lui est apparenté, ainsi que plusieurs conceptions analogues de l’urbanisme partagent la forte conviction que le XXe siècle fut un moment de rupture. L’étalement des zones périurbaines/suburbaines et l’envolée du taux de motorisation marquent à leurs yeux un moment de délaissement des villes, de repli sur soi, de déchirement du tissu social américain, de divorce avec un mode de vie plus sain, plus naturel, organisé autour de la communauté et la vie de quartier.
Le Ministère du Transport Américain, l’Agence de protection de l’Environnement et même le Ministère du Logement et de l’Aménagement urbain Américain, ont repris à leur compte cette approche et ont constitué un partenariat en faveur de communautés durables, dont l’objectif est d’élaborer des normes de croissance intelligente, c’est-à-dire des dispositifs permettant aux zones urbaines de remodeler leurs espaces pour y favoriser une mobilité non tributaire de la voiture.
Ce courant de la restauration des villes se caractérise notamment par une défiance à l’égard de l’étalement urbain intervenu dans l’après-guerre aux États-Unis. Il s’efforce de préserver les espaces ayant résisté au grignotage urbain et au déchirement du tissu social. Il prône la densification et la mixité fonctionnelle, la préservation du patrimoine architectural et la création d’une continuité entre espace bâti et environnement naturel.
Rapporté à l’identité américaine, ce courant est assez radical car il rejette l’idée qu’elle soit fondée sur cet individu doué d’autonomie de mouvement, à laquelle on avait fini par assimiler l’Amérique. Pour ce courant, ce sont en réalité les villes et les quartiers urbains qui incarnent le vrai visage de l’Amérique. En ce sens, restaurer les villes ne consiste pas à tourner le dos à l’identité américaine mais plutôt à la réaffirmer, à renforcer ce qu’elle était avant l’étalement urbain.
Par ailleurs, on remarque ici l’idée d’une conception de l’aménagement urbain comme forme de gouvernance, dont le principe est que l’aménagement pertinent de nos villes peut avoir des retombées sociales souhaitables. C’est ici qu’entrent en jeu le changement climatique et l’épuisement des ressources : si nous aménageons nos espaces urbains judicieusement, nous pourrons non seulement recouvrer l’identité américaine perdue au cours du XXe siècle, mais aussi réduire notre consommation de pétrole et nos émissions de C02.
Le troisième courant qui prévaut aux États-Unis en matière de mobilité peut être qualifié de transition. Cette approche se distingue radicalement des deux autres en ce qu’elle prévoit un moment de crise inéluctable, où le changement climatique et la raréfaction des ressources franchiront un stade au-delà duquel les formes de vie actuelles vont changer du tout au tout, que nous le souhaitions ou non. Nos systèmes économiques changeront, car nous ne pourrons pas nous procurer de carburant abordable et que le transport en deviendra problématique, entraînant des conséquences sur nos modes de vie. Aux États-Unis, le courant de la transition reste principalement un mouvement de base. Quelques municipalités ont adopté certaines de ses idées, mais le mouvement s’est peu systématisé, même s’il gagne de l’audience. On peut y rattacher le « Post-carbon Institute », en Californie, ainsi que le « Transition Movement », en plein essor, né au Royaume-Uni au début des années 2000 mais qui gagne maintenant du terrain aux États-Unis.
Ce courant postule que nous allons au-devant d’une forme de décroissance énergétique, que la population humaine a franchi une limite. C’est là une idée inspirée de la théorie écologique affirmant que les populations sont soumises à des cycles et que l’humanité se prépare actuellement à entrer dans un cycle d’effondrement. L’idée de décroissance est très importante dans ce courant. L’une des images emblématiques de la littérature qui s’y rattache illustre que cette décroissance nous entraîne d’une part vers la sobriété énergétique et nous fait découvrir, d’autre part, de nouvelles façons d’être au monde, peut-être plus satisfaisantes.
Nous avons donc là une facette profondément pessimiste, qui prévoit l’effondrement de la société telle que nous la connaissons, des crises profondes et des ruptures majeures, mais également une facette optimiste qui y voit une opportunité de changement et de croissance plus pertinents. Une autre image analogue nous vient du « Transition US Primer », qui déclare donner vie à un nouveau monde où le noir et blanc serait troqué pour la couleur. L’idée sous-jacente est que nous allons au-devant d’un changement aussi radical qu’inéluctable et que la seule continuité sur laquelle nous pourrons compter dans un avenir si incertain est celle que nous aurons nous-même construite. Voilà pourquoi, dans cette approche, le concept de résilience est si important : il se définit comme la capacité à construire de la continuité par nous-même, à surmonter les crises, à nous relever après une rupture.
Concernant l’identité américaine, ce courant prend des formes intéressantes. L’idée d’aventure y occupe une place très importante, l’idée que s’ouvre à nous un territoire inconnu et que nous avons des forces insoupçonnées, que nous découvrirons et apprendrons à maîtriser en chemin. J’ai même entendu dire dans ce contexte que nous allions tous redevenir des pionniers, image qui puise bien sûr dans la grande tradition américaine des défricheurs de territoires inexplorés, des pionniers bravant l’inconnu. Voici donc une conception très différente de ce que nous réserve le futur. Il ne s’agit pas d’accélérer la marche de l’innovation technique pour résoudre les problèmes, ni de remanier nos villes pour renouer avec une identité perdue ; au contraire, il s’agit de faire un grand saut dans l’inconnu tout en sachant pouvoir compter sur les ressources qui sont en nous pour y faire face.
Concluons en remarquant les points de convergence, nombreux, entre ses trois courants. Les mesures adoptées par le mouvement Smart Growth sont semblables à celles que prône le Transition Movement et même le Ministère Américain de l’Énergie reconnaît l’importance de la densification et des transports publics. Il y a donc plusieurs mesures politiques sur lesquelles les trois courants peuvent tomber d’accord.
Ce qui demeure toutefois autrement plus intéressant est que la vision prospective de ces trois approches est fondamentalement différente concernant l’avenir et les voies sur lesquelles nous sommes engagés. Une feuille de route du Ministère Américain de l’Énergie affirme que la voie du succès a aujourd’hui un tracé plus net que jamais. Dans cette vision, nous tenons un cap précis, nous connaissons le chemin à suivre, il ne nous reste plus qu’à accélérer le pas. Dans la seconde approche, nous nous sommes trompés de chemin et suivons la mauvaise direction, nous avons voulu bifurquer au XXe siècle mais avons échoué, nous avons abandonné les formes d’établissements humains et la vie en commun que nous avons connue avec bonheur pendant des siècles ; il nous faut donc désormais faire machine arrière et revenir sur la bonne voie.
Enfin, dans le courant de la transition, le chemin que nous suivons tourne court, que nous le voulions ou non et, arrivé au bout du chemin, nous n’avons aucune idée de la voie qui s’ouvre à nous ni de la destination qui nous attend. L’image présentée ici est tirée du Transition US Primer et invite à prendre des mesures face au changement climatique et au pic pétrolier. Il est significatif que la flèche indiquant les directions ne porte aucune indication.
Le message adressé à l’action collective est que nous tenons une occasion inédite de débattre de la nature de notre destination. Il y a lieu ici de créer des alliances politiques, il y a des rapprochements possibles entre ces différents courants et je pense qu’on aurait tort d’en faire primer un aux dépens des autres. Tous trois ont beaucoup à apporter.
Dans l’ensemble, et malgré les similitudes entre ces approches, la question de la direction suivie aux États-Unis et des aspects de notre mobilité future à l’heure du changement climatique et de l’épuisement des ressources reste entière.
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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Pour citer cette publication :
Kate G. Reese (20 Septembre 2016), « Penser l’avenir de l’automobilité », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/3301/penser-lavenir-de-lautomobilite
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