13 Mars 2017
La rubrique « Carnet des Suds » ouvre ses portes ! Elle propose des articles portant sur les problématiques liées à la mobilité dans les Suds. Découvrez la ligne éditoriale de la rubrique ainsi que les conditions pour y participer.
Article du 14/03/17
« Les Africains devraient-ils considérer qu’ils appartiennent à des Lumières universelles, à la chrétienté et à la civilisation, à la raison scientifique et à l’anglais shakespearien (Masilela, 2003) ? Ou devraient-ils tout mettre en œuvre pour « allier l’indigène et l’allogène, le traditionnel et l’étranger, dans un ensemble nouveau et magnifique », comme l’écrivait H. I. E. Dhlomo en 1939 (1977) ?» (Comaroff et Comaroff, 2012)
Les paradigmes du progrès et du développement dans lesquels la mobilité occupe une place importante ont pendant longtemps divisé le monde de manière binaire, et continuent à le faire. Entre d’une part ce qui est communément appelé le Nord, le Nord Global, l’Occident, les pays développés, industrialisés ou « modernes » et d’autre part, le Sud, le Sud global, le tiers monde, les pays en développement, voire sous-développés. Cette division, dont les territoires varient en fonction des terminologies utilisées (Wolvers et al., 2015) et des instances politiques, économiques ou scientifiques qui les utilisent, s’appuie sur des données socio-économiques et parfois culturelles. Il y aurait un présupposé « modèle » de modernité issue de la rationalité des Lumières vers lequel l’ensemble de l’humanité devrait tendre. Il y aurait donc des pays ou des territoires qui y sont parvenus et d’autres qui doivent rattraper leur retard, à travers des processus de modernisation, de développement et d’industrialisation (Comaroff and Comaroff, 2012).
Cette représentation du monde est de plus en plus remise en question par une série d’auteurs dans divers domaines. Ces derniers tendent à reconnaître la modernité comme une valeur vernaculaire qui évolue avec les contextes et les sociétés (Cooper, 2005). Il y aurait donc des « modernités multiples » (Comaroff and Comaroff, 2012). De ce fait, on parle de moins en moins d’un modèle unique de développement venu du « Nord » qu’il faudrait suivre, mais davantage d’inégalités centre/périphérie (Ferguson, 2006) propres à chaque territoire dans les relations qu’il entretient avec les autres. Non pas uniquement en termes de domination/dépendance politique, économique ou culturelle, mais par rapport à des éléments de référence tels que la pauvreté ou l’accès aux services. Dans cette perspective, il n’y a pas de territoire ou groupes de territoires complètement homogènes, mais une diversité de contextes qui ont leurs propres caractéristiques et leurs propres dynamiques, dans une interaction complexe entre échelles territoriales où le centre de certains territoires devient la périphérie d’autres.
Du fait de cette complexité, il nous paraît plus pertinent de parler de Suds au pluriel pour montrer, d’une part, qu’ils sont faits d’une grande variété de territoires, tout comme les Nords. D’autre part, on retrouve aujourd’hui dans ces derniers des problématiques qui étaient jusqu’alors réservées aux Suds (l'informalité 1 par exemple). En d’autres termes « Il y a autant de Sud dans le Nord que de Nord dans le Sud » (Comaroff and Comaroff, 2012).
« Carnet des Suds » invite à étudier les mobilités par l’adoption d’une perspective large et inclusive. Notre objectif est de contribuer à la normalisation des références aux « mobilités des Suds » dans la recherche comparative et d’approfondir notre compréhension d’autres formes d’organisation et d’implication dans la recherche sur la mobilité. Il s’agit donc d’une tentative explicite d’expansion, d’enrichissement et de réalignement géographique d’un champ académique né notamment en réaction à l’accroissement des interdépendances et des flux transnationaux, mais dont le paradoxe est qu’il reste dominé par la recherche du monde occidental sur lui-même.
Le mythe tenace d’un paysage mobilitaire mondial convergent, grandissant et avantageux pour tous, se craquèle sous le poids d’une myriade d’événements et de processus dont les origines et les trajectoires sont intriquées dans de multiples régions, systèmes et cultures. Durant ces trois dernières décennies, l’ampleur et l’importance des flux transnationaux, ainsi que leurs ramifications dans les lieux, les expériences, les peurs et les attentes du quotidien, ont été définies de façon croissante par les dynamiques démographiques, économiques, politiques et environnementales des Suds. Pour prendre la mesure du phénomène, il suffit de penser aux migrations vers l’Europe en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient, et à l’augmentation en Asie du nombre d’aéroports visant à satisfaire de nouvelles aspirations au voyage. Nous devons nous interroger sur la pertinence, pour l’étude des mobilités, de savoirs qui privilégient les réalités d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, en ne prenant que partiellement en compte d’autres contextes et expériences.
Cette perspective permet d’échapper au mythe d’une évolution historique des sociétés des Suds calquée sur les types et les infrastructures de mobilité qui ont caractérisé les différentes étapes du développement du Nord industriel. Les Suds ne sont pas toujours « en retard » ou « lacunaires », pas plus qu’ils ne sont caractérisés par des problèmes tenaces et insolubles. En dépit des difficultés auxquelles elles doivent faire face, les sociétés des Suds abritent aussi une créativité et une grande ingéniosité, comme le montrent par exemple la diffusion des concepts et les innovations en matière de mobilité, qui ne se limitent plus à un axe Nord-Sud (comme par exemple les logiques d’organisation des plans d’urbanisme et de transport), mais suivent des axes Sud-Sud et, de plus en plus, Sud-Nord. Par exemple, le système de bus rapides mis en place à Curitiba en 1974 est maintenant utilisé par 300 villes, dont 56 en Amérique du Sud. Le TransMilenio de Bogota, en Colombie, le Metrovia de Guayaquil, en Équateur, et l’Orange Line de Los Angeles en sont des exemples bien connus. De même, Bogota a inspiré les plans de transport, par exemple, de Canton, Cape Town, Jakarta et New York.
« Carnet des Suds » a vocation à donner de la visibilité aux initiatives locales dans les Suds. Nous faisons l’hypothèse que certaines d’entre elles peuvent nous aider à penser la transition mobilitaire 2 en évitant la transposition d’un présupposé nouveau modèle universel, porté par les Nords. Parmi elles, on peut notamment citer les pratiques traditionnelles (comme le transport fluvial dans certaines parties du monde ou l’organisation du transport collectif en Afrique), ayant échappé à la « modernisation » (comme l’omniprésence de l’automobile dans certaines villes) et dans lesquelles on retrouve des éléments de soutenabilité sur lesquels pourrait reposer cette transition mobilitaire. On peut également évoquer les pratiques nouvelles issues de l’innovation de la ville ordinaire 3 (Robinson, 2006) qui tentent, autant que faire se peut, de répondre aux attentes et aux besoins des habitants (comme les pratiques informelles, bonds technologiques possibles avec les TIC, etc.). Elles constituent, selon nous, des signaux, certes encore faibles, de l’émergence de nouvelles mobilités qu’il faudrait accompagner pour les rendre plus efficientes et plus soutenables.
« Carnet des Suds » est aussi fondé sur la conviction que la recherche de qualité naît de la multiplicité des perspectives, des méthodes et des façons de faire. Cela implique de prendre en compte les conditions matérielles et institutionnelles qui caractérisent l’environnement de travail des chercheurs dans les Suds. Il existe souvent un engagement professionnel fort de la part de ces chercheurs dans les communautés locales, les associations de voisinage, le mouvement syndical, les organisations environnementales et les minorités. Cette façon de faire de la recherche conserve la rigueur académique et les méthodologies de la discipline sociologique, tout en cherchant à éclairer et résoudre des problèmes, par le dialogue entre les différents segments du « public » (habitants, élus locaux, associations). On parle souvent de sociologie publique pour décrire ce type d’engagement qui ne s’adresse pas au monde académique et qui comprend de la recherche-action participative sous des formes variées ou le développement de techniques alternatives de recherche collaborative. « Carnet des Suds » s’efforcera d’apporter un soutien à cette façon de faire de la recherche et à mettre en valeur le profil des chercheurs qui travaillent, selon les mots de Michael Burawoy « inlassablement et sans visibilité, dans les tranchées de la société civile » (2009 : 460).
« Carnet des Suds » publiera chaque mois un nouvel article portant sur une problématique liée à la mobilité. Dans la droite ligne des recherches développées par le Forum Vies Mobiles, l’accent sera placé en particulier sur les contributions qui analysent les aspirations et les modes de vie des gens, ainsi que les défis et les opportunités des transformations sociales et culturelles en cours dans le domaine de la transition mobilitaire durable.
« Carnet des Suds » s’intéresse aux travaux de recherches qui sont parfois négligés par le monde universitaire « global ». En s’ouvrant à de nouvelles voix et en s’adressant à un public plus divers, « Carnet des Suds » souhaite contribuer à donner de la visibilité à une recherche engagée pour la mise en place d’un dialogue sur les mobilités futures au XXIe siècle.
Si vous souhaitez publier dans cette nouvelle rubrique, nous vous invitons à soumettre vos propositions à (pour les propositions d’article en français) ou à (pour les propositions d’article en anglais). Voir l’appel à contribution pour les modalités de participation.
Corum ( Collectif de Recherche pour un Urbanisme ouvert sur les Mondes) est partenaire de « Carnet des Suds » et publiera à ce titre un certain nombre d’articles pour la rubrique. Pour en savoir plus sur ce collectif, n’hésitez pas à vous rendre sur leur site : http://corum.hypotheses.org/
Références bibliographiques :
© Cette image a été réalisée par Cyrill Villemain
1 C’est le cas par exemple des nouveaux établissements humains liés aux vagues migratoires récentes, comme la Jungle de Calais. C’est le cas également de nouveaux services qu’on peut qualifier d’informels tel que Uber, Deliveroo et autres.
2 "Carnet des Suds" a notamment pour préoccupation de comprendre comment les dynamiques et les processus engendrés par une myriade de pratiques de mobilité – qu’elles soient récentes ou non - à travers le monde peuvent contribuer ou au contraire freiner la transition mobilitaire, entendue ici comme une transition vers une mobilité désirée et soutenable. Cette dernière ne vise pas seulement à réduire les impacts environnementaux (pollution, congestion, émissions de gaz à effet de serre, etc.), elle cherche également à prendre en compte la diversité des aspirations des populations concernées en termes de modes de vie (entendus ici comme l'organisation spatiale et temporelle de nos activités via les déplacements et l'usage des technologies d'information et de communication).
3 La ville ordinaire est un concept développé par Jennifer Robinson pour sortir du classement entre les villes du Nord ou occidentales et les autres. Elle considère que toutes les villes sont ordinaires, qu’elles ont leurs propres spécificités et qu’elles sont capables d’innovations et d’adaptations à leur propre contexte.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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