29 Mars 2017
Les minibus de Nairobi sont, comme dans de nombreuses agglomérations africaines, des transports artisanaux. Ils sont apparus face à l'absence de transports publics performants. Comme dans de nombreuses autres villes, ces derniers ont fini par disparaître face à la concurrence des minibus artisanaux. Ils permettent aux citadins de se déplacer en proposant une offre de transport collectif atomisée. L’émergence de ces systèmes résulte des crises économiques ainsi que de la libéralisation du secteur. Dans ce contexte, l’artisanat répond à la fois aux besoins en mobilité et en emploi.
Article du 11/04/17
Dans la plupart des agglomérations africaines, les minibus, les taxis collectifs et les moto-taxis sillonnent les rues à la recherche de passagers en respectant de façon aléatoire d'hypothétiques arrêts matérialisés. Les transports artisanaux prennent ainsi plusieurs formes selon les villes. Les minibus sont présents de Jakarta à Lima en passant par Brazzaville et Nairobi. Les mototaxis quant à eux prennent de plus en plus de place en Afrique subsaharienne, notamment à Cotonou et Lomé. Quelle que soit leurs configurations, les transports artisanaux ont l'avantage de fournir des solutions de mobilité à une grande partie de la population. Mais ils conservent habituellement une image négative de transports archaïques et dépassés. En effet, le modèle économique du secteur fait souvent la part belle à la concurrence et à une apparente désorganisation. L’absence de plans et d’horaires, la vétusté des véhicules, la pollution atmosphérique et sonore participent de cette image passéiste. Dans l’imaginaire collectif, les transports artisanaux s’opposent au modèle de modernité et de développement véhiculé par les discours officiels autour de systèmes de transports centralisés et très régulés à l’européenne. Ces systèmes de transport artisanaux sont peu documentés. Les voyageurs utilisent le bouche à oreille pour anticiper leurs trajets et personne n'a de connaissance globale des transports. L'absence de base de données est également problématique pour les pouvoirs publics qui voudraient tenter une formalisation ou une régulation du secteur.
Pourtant les transports artisanaux permettent encore aujourd’hui la mobilité quotidienne de plusieurs millions de citadins à travers le monde. La variété des situations est indéniable. Cependant, nous allons voir qu’à travers le cas des Matatus, le caractère archaïque du transport artisanal peut être remis en question. L’utilisation des bus comme moyen d’expression culturelle et artistique, combinée à l’utilisation croissante des nouvelles technologies fait apparaître une nouvelle forme de modernité dans les transports artisanaux.
La capitale Kenyane est confrontée à un certain nombre de difficultés de circulation. Depuis la crise économique et la libéralisation des transports en 1973, les Matatus sont le mode de transport dominant pour la majorité des 3 millions d'habitants de la ville dont plus de la moitié à moins de vingt ans 1. Il s’agit de minibus d’une quinzaine de places qui ont la particularité d’être très personnalisés : dessins, tubes fluorescents, sonorisation puissante et écrans… Leur nom vient du swahili « tatu » qui signifie « trois » : à l’époque de leur apparition, le prix de la course correspondait à trois pièces de 10 cents.
Le secteur repose sur des petits propriétaires et des travailleurs indépendants qui assurent la desserte avec des minibus plus ou moins bien entretenus. Les Matatus circulent sur les 135 lignes héritées de l'ancien système de transport public 2 mais également sur de nouveaux itinéraires constitués au fur et à mesure, en fonction des besoins. En réalité, les parcours sont perpétuellement modifiés pour éviter embouteillages et contrôles de police, par exemple. Dans ces conditions, il est parfois difficile pour l'usager de s'orienter. Dans ce cadre, le crieur joue un rôle fondamental. Il est présent dans la quasi-totalité des systèmes de transport artisanaux. Appelé manamba 3 à Nairobi, il annonce la destination des véhicules et tente d’attirer les usagers.
Les Matatus fonctionnent comme de nombreux systèmes de transport artisanaux. Les propriétaires de minibus louent leur véhicule à un chauffeur qui s’adjoint un crieur. Les Matatus men sont en majorité des hommes de moins de 40 ans. Le transport artisanal est ici une réelle solution d’emploi. Les Matatus men , qui avaient une image plutôt négative de travailleurs informels dans les années 1980 sont, aujourd’hui, considérés comme de vrais entrepreneurs.
Sans données disponibles sur les usagers des Matatus, on ne peut savoir si leurs pratiques différent des autres villes d'Afrique. Le déplacement pédestre est très important et complémentaire des transports artisanaux, qui ne sont ni utilisés par les catégories de population les plus pauvres en raison de leur prix, ni par les catégories les plus aisées qui ont accès à d'autres moyens motorisés.
Les Matatus constituent un phénomène de société qui dépasse le transport en commun. Ils sont en effet en contact avec la majorité de la population et servent de courroie de distribution à de nombreux phénomènes. Ils ont ainsi servi de fer de lance à la contestation du régime politique dans les années 1990 en diffusant des chansons protestataires, et en rendant possible les rassemblements et les manifestations, notamment les émeutes de saba-saba qui firent vaciller le pouvoir en place.
Une autre particularité fait des Matatus un exemple original dans le paysage du transport artisanal. Depuis leur apparition, la personnalisation des véhicules par les chauffeurs fait des Matatus un moyen d’expression artistique. Plus ou moins à la mode, ils arborent les couleurs d’équipes de football populaires ou de marques en vogue. Les mchongoano , sentences humoristiques populaires et poétiques, fleurissent dans la bouche des crieurs ou sous forme de stickers. La décoration des véhicules est réalisée par des artistes locaux qui ont recourt aux grandes références de la culture mondialisée. La musique diffusée par les puissantes sonos est bien sûr en accord avec le thème. Le Matatus constitue ainsi un ensemble cohérent qui résulte d’un processus créatif collectif. Il s’agit d’un lieu de construction des tendances et des arts, et ce sous plusieurs formes.
Le minibus est un lieu d’échanges et de créativité mais également d’identification. Les véhicules revendiquent leur soutien à une équipe de football, à un style vestimentaire ou à un positionnement politique. Les usagers prennent ce paramètre en compte dans leur choix : certains préféreront par exemple le bus du PSG à celui du FC-Barcelone.
Au-delà de ces phénomènes de mode, les Matatus sont particulièrement confortables et bien équipés pour des transports artisanaux. Certains disposent d'écrans qui diffusent des clips et d’une connexion WIFI. Il s'agirait presque d'un transport de standing en comparaison avec l'état des véhicules dans d'autres systèmes artisanaux.
Le besoin de produire des données fiables pour les usagers, comme pour les transporteurs ou les aménageurs, devient de plus en plus pressant, notamment dans les grandes villes où la taille du système dépasse les capacités de communication par bouche à oreille. En parallèle, la diffusion des nouvelles technologies, et en particulier du smartphone, rend possible, et nécessaire, l'entrée des transports artisanaux dans l'ère 2.0. Les projets de développement nationaux et internationaux se coordonnent autour de la promotion des nouvelles technologies - réseau, pôles technologiques en partenariat avec la Silicon Valley - font partie de la stratégie nationale : Kenya Vision 2030 4. En parallèle de ces grands projets, l’utilisation des NTIC a augmenté significativement au Kenya avec une pénétration d’internet de 47,3 % et près de 20 millions de smartphones en 2010 5.
Les Matatus se sont emparés de ces nouvelles opportunités technologiques et Nairobi est désormais à l'avant-garde de l'entrée des transports artisanaux dans l'ère numérique.
Les citadins de la capitale Kenyane disposent aujourd'hui d'un certain nombre d'applications pour optimiser leurs déplacements. Ces applications utilisent des données issues, entre autres, du projet de recherche Digital Matatus. La base est enrichie au fur et à mesure et mise à jour en temps réel par les contributions des utilisateurs.
Il s’agit d’un projet de recherche mis en place par des universités kenyanes et américaines dans l'objectif de construire une base de données sur les Matatus. Un projet qui n’aurait pas pu voir le jour si le Kenya n’avait pas connu une percée récente des NTIC. En effet, ce sont des smartphones munis de la géolocalisation qui ont permis à l'équipe d'enquêteurs de collecter des informations précises et mises en forme de façon à être réutilisables.
Une carte des transports collectifs à Nairobi est désormais disponible et toutes les données sont en accès libre. Elles servent aujourd'hui à l’élaboration d’une série d’applications pour smartphones qui sont en perpétuelle évolution. Nous pouvons aujourd'hui noter l'existence de plusieurs types de services permettant de visualiser l'état général du trafic (et particulièrement des Matatus), de localiser les arrêts de bus et les lignes autour de l'utilisateur et de calculer les itinéraires entre deux arrêts. Les utilisateurs ont la possibilité d'amender les données pour améliorer le service. Certains Matatus sont également connectés à cette application et mettent constamment à jour leur position et leur destination. Les usagers suivent ainsi les déplacements de leurs bus favoris. De plus, Google Maps a également intégré les données de Digital Matatus et les itinéraires calculés comportent aussi l'option « transports collectifs ».
L'apparition des nouvelles technologies dans les transports artisanaux permet aujourd'hui de redorer le blason de ce secteur. Ce bond en avant technologique est une petite révolution dans le monde du transport collectif artisanal, et ce malgré l'absence de centralisation. Bien qu’il n’y ait eu aucune intervention de la part des pouvoirs publics ou d’un organisme régulateur, le secteur prend tous les aspects d’un système institutionnalisé : les itinéraires et les horaires sont clarifiés, la communication est facilitée… Il s’agirait plutôt d’une forme 2.0 de régulation, ou plutôt d’autorégulation, du système.
Le cas de Nairobi reste original dans le paysage du transport artisanal africain et les impacts sociaux et économiques de ces nouvelles pratiques demeurent assez peu étudiés. Ces innovations semblent constituer un croisement fécond entre nouvelles technologies et pratiques : la plus-value marketing pour les Matatus semble importante. On peut également supposer de nombreux avantages pour les usagers, notamment en termes de lisibilité du système. Cependant, les nouvelles technologies semblent ici servir de catalyseur à des phénomènes déjà existants. En effet, la spécificité des Matatus précède l’utilisation du smartphone : les dimensions artistiques et sociales du phénomène y sont antérieures. D’autre part, le Kenya fait figure de leader en ce qui concerne le développement des nouvelles technologies et la diffusion des téléphones portables munis d’internet.
La reproductibilité de ce genre de phénomène dans le reste du continent est soumise au développement des infrastructures et à la diffusion des innovations. Mais la croissance urbaine rend difficile le mode de fonctionnement habituel, ou traditionnel, des transports artisanaux. D'autant plus que le caractère international de Nairobi rendait nécessaire l'amélioration de la lisibilité des transports en commun par de nouveaux utilisateurs. Lorsqu’une ville dépasse plusieurs millions d’habitants, la production de données et l’accès à information deviennent cruciales pour le bon fonctionnement du système de transport. Ce que François Ascher appelle le « soft » du transport (par analogie informatique et en opposition au « hard » constitué par les infrastructures), pourrait trouver ici un support prometteur.
L’augmentation des mobilités par la motorisation n’est pas soutenable pour de nombreuses raisons que nous ne détaillerons pas ici. Ce processus a notamment été observé en Amérique du Nord et en Europe au cours du XXe siècle avec la diffusion massive de l’automobile. Actuellement, les transports artisanaux sont présents dans des contextes à faible taux de motorisation 6. Faire de l’entrée dans le digital des transports artisanaux le support de la transition mobilitaire des pays à faible taux de motorisation pourrait donc constituer une alternative au développement de l’automobile individuelle. Ces sociétés éviteraient, ou tout du moins pourrait ainsi permettre, d’atténuer la dominance de l’automobile et de ses externalités négatives. Si l’on se projette encore plus loin, nous pouvons imaginer le déploiement de bus électriques (et des infrastructures qui l’accompagnent) par le biais de subventions (nationales ou internationales) ou d’investissements privés.
En effet, cette nouvelle forme de transport collectif pourrait contribuer à une évolution vers une mobilité quotidienne plus fluide et plus durable. En croisant transport artisanal et nouvelles technologies, les Matatus constituent une innovation dont les conditions de diffusion seront intéressantes à observer. En effet, ce système permet de formaliser les transports artisanaux tout en leur permettant de conserver leur flexibilité, caractéristique due à l’absence de centralisation. L’utilisation des nouvelles technologies et la personnalisation des véhicules rendent les transports collectifs plus tendances et plus accessibles, notamment auprès des jeunes : une alternative crédible au développement et à la diffusion du véhicule individuel ?
Le faible taux de motorisation influence bien entendu la "popularité" des Matatus, et l'utilisation des transports artisanaux de façon générale. Le transfert de ces transports alternatifs dans des contextes où l'accès à la voiture individuelle est facilité pose sérieusement question. Les dimensions artistiques, la personnalisation des véhicules ou les aménagements intérieurs pour technophiles ne sauraient constituer à eux seuls une incitation au report modal. Cependant, ces caractéristiques pourraient être alliées à la flexibilisation des transports collectifs planifiés et rigides des pays du Nord.
Des travaux de modélisation d'un service de taxis collectifs, qui s'apparente aux transports artisanaux, ont montré des résultats prometteurs. Dans le cas de Lisbonne, l'utilisation de transports en commun plus flexibles et connectés permettrait, entre autres, la diminution des émissions de CO2, une meilleure accessibilité, une économie financière et spatiale importante. Reste à savoir comment ce type d'organisation peut être mis en place.
Les Uber et leur option de covoiturage UberPool pourraient de prime abord apparaître comme une solution. Cependant, les caractéristiques économiques et sociales de ce système ne sont pas durables et relèvent davantage d’une logique de profit et d’exploitation des chauffeurs. Ce système ne paraît pas correspondre à une vision inclusive d'un système de transport flexible.
Finalement, deux mouvements convergents s'observent. L'augmentation de la connexion au sein de transports déjà flexibles dans le cas de Nairobi et inversement, la flexibilisation de transports déjà connectés à Lisbonne. Flexibilité et connexion pourraient être les deux piliers d'une (r)évolution durable des transports collectifs, dans les Suds comme dans les Nords.
© Ces photos ont été réalisées par Cyrill Villemain
Disponibles sur le web
1 Le recensement de 2009 montre en effet que 54 % des 44,3 millions de Kenyans ont moins de 20 ans.
2 Ce système de transport était géré par une entreprise privée britannique en partenariat avec la mairie. Le Kenya Bus Service a vu son monopole disparaître en 1973 avec la légalisation des Matatus. Il a fini par fermer ses portes en raison de la concurrence croissante et de difficultés économiques, liées notamment au désengagement de l’Etat.
3 « Harangueur » en swahili.
4 Ce programme gouvernemental lancé en 2008 a pour objectif de favoriser l'industrialisation et d'améliorer la qualité de vie au Kenya. La politique de développement s'appuie sur des actions dans les secteurs économiques, politiques et sociaux.
5 Sachant que l'utilisation d'internet est accessible en moyenne à 28 % de la population des pays africains, le Kenya fait figure de leader dans ce domaine (Internet World Stats).
6 Les taux de motorisation par continent (en véhicules pour 1 000 habitants) sont : 644 pour l’Amérique du Nord, 559 pour l’Europe, 534 pour le Japon et la Corée, 241 pour l’Europe de l’Est, 142 pour l’Amérique du Sud, 62 pour l’Asie du Sud, 41 pour l’Afrique. Ces chiffres sont une estimation moyenne de la Banque Mondiale datant de 2010. Ils permettent de se représenter la situation actuelle, sachant qu’on observe actuellement un fort accroissement des taux de motorisation en Afrique.
[carte géo]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [géo]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [géoo]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [image]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [caarte]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [ghg]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [nairobi]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdf [gg]: /sites/default/files/editor/01_africa_kenya_nairobi_00-04.pdfLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xFrançois Ascher (1946-2009) est un économiste et sociologue français, spécialiste des phénomènes métropolitains et de la planification urbaine. Il a notamment inventé le concept de « métapole » et exploré celui d'« hypermodernité », donnant dans les deux cas une place centrale à la mobilité.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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