22 Mai 2017
La majorité des villes africaines sont constituées d’espaces urbains ségrégués et fragmentés, avec des quartiers populaires qui côtoient des zones planifiées. Cette ségrégation est également perceptible au niveau des aménagements des voies urbaines principales : les concepteurs ont tendance à séparer les modes de déplacement (marche, vélos, deux roues, voitures, etc.) et à privilégier les automobilistes. Or, au-delà du fait que ces aménagements ne sont pas durables, on observe également qu’ils sont contraires aux pratiques des habitants : et si on s’inspirait de celles-ci pour imaginer les villes de demain ?
Ce constat nous pousse à questionner la démarche des planificateurs responsables de la voirie publique. Au-delà du fait que ces aménagements ne sont pas adaptés aux pratiques réelles de l’espace (bien que les modes doux et lents soient majoritaires, ils sont ignorés dans la fabrique de l’espace public), ils n’œuvrent pas non plus en faveur de la transition mobilitaire. Pourquoi les aménageurs favorisent-ils les infrastructures qui privilégient la voiture et la vitesse dans les villes d’Afrique, sachant d’une part qu’elles seront toutes congestionnées à moyen terme et d’autre part, que la lenteur et le partage des espaces publics sont indispensables au développement qualitatif de la vie en ville ?
Cette réalité africaine peut être illustrée à travers le cas de Ouagadougou au Burkina Faso. Les pratiques de partage des espaces de circulation et l’usage des modes doux de mobilité urbaine dans les voiries des quartiers peuvent être pensés comme des alternatives aux infrastructures de vitesse. Cela permettrait également d’envisager des mobilités plus durables.
Ouagadougou est une ville de 25 km de diamètre, dont la population est estimée à 2,5 millions d’habitants. La concentration des équipements publics dans le centre-ville (centre géographique de Ouagadougou) et à Ouaga 2000 (au Sud de la ville) produit des déplacements pendulaires responsables de la congestion des artères principales de circulation urbaine, lesquelles sont bitumées.
Le trafic de la ville est caractérisé par un nombre important de deux roues, ce qui lui a valu le surnom de « Ouaga-deux-roues » et ce malgré la présence croissante des véhicules d’occasion surnommés « France-Aurevoir 1». Mais qu’en est-il de la marche ?
De tous les comptages d’usagers de la voirie urbaine et des enquêtes réalisées sur les conditions de déplacement dans la ville Ouagadougou de 1992 à 2014 2, il n’existe aucune donnée sur les piétons, qui ne sont pas pris en compte par les enquêteurs (comme cela a été aussi le cas dans les pays occidentaux avant les années 1990). Pourtant, l’enquête « Ouaga 2009 » révèle que seuls six citadins sur dix sont propriétaires d’un véhicule (vélo, moto ou voiture) en état de marche 3. Au regard du faible développement du transport collectif organisé (bus 4 et taxis) utilisé par moins d’un citadin sur dix, on imagine sans peine qu’en plus du covoiturage et du « co-mobylettage », de nombreux citadins se déplacent à pied.
Les aménageurs urbains ignorent ou relèguent au dernier plan les aménagements pour piétons dans le cadre de la conception et de la réalisation des infrastructures de transport. En témoigne la construction de trois échangeurs à Ouagadougou où, dans l’imaginaire des concepteurs et de leur représentation de la modernité, les cyclistes et les cyclomoteurs ne sont manifestement pas les bienvenus.
Échangeur de Ouaga 2000
Échangeur de l’Est
Échangeur de l’Ouest
Les comptages des usagers de la voirie urbaine réalisés par la commune de Ouagadougou révèlent en outre que, sur cinq usagers, l’un se déplace en quatre roues, un autre en bicyclette, et les trois restants en motos. Pourtant, le rapport spatial entre ces différents modes reporté sur l’aménagement de la voirie, est dans le meilleur des cas d’un tiers pour la piste cyclable (lorsqu’elle existe) et de deux tiers pour la chaussée des véhicules (par exemple l’Avenue Charles de Gaulle). Dès lors, il n’est pas surprenant de constater que la plupart des motocyclistes empruntent les voies réservées aux véhicules à quatre roues, où ils se montrent d’ailleurs plus rapides et plus téméraires que ces derniers (en témoignent les slaloms parfois acrobatiques des deux roues entre les véhicules). Les piétons et les cyclistes peinent également à traverser ces voies de circulation rapide et ne disposent pas d’espace de circulation sécurisée sur les grandes artères aménagées. En 2012, les piétons auraient été impliqués dans 12 % des accidents et ce principalement sur les voiries bitumées qui relient les quartiers, ce qui démontre bien qu’à Ouagadougou, les aménagements de voirie urbaine ne sont pas adaptés aux modes doux de déplacement.
Malgré son apparente mixité sociale (perceptible au sein de certains quartiers populaires), la ville de Ouagadougou contient des quartiers précaires « non lotis » qui contrastent avec des quartiers dits « modernes », comme Ouaga 2000, considérés par les citadins comme le « quartier des riches ».
En règle générale, les automobilistes empruntent les voiries bitumées aux modes de circulation ségrégués. Mais il n’est pas rare que, pour éviter les embouteillages des grandes artères, certains usagers empruntent des itinéraires alternatifs, notamment des ruelles de quartier parfois abîmées, étroites et sinueuses où les conducteurs de voitures se frayent patiemment un chemin, sans accroche avec les piétons, les cyclistes et les cyclomoteurs.
Circulation sur une rue non bitumée de Ouagadougou
Circulation ségréguée sur l’Avenue Charles de Gaulle
Étonnamment, ces déplacements effectués sur des voies non bitumées, partagés avec des usagers aux modes de transport diversifiés semblent par moment, plus rapides pour les automobilistes que sur les voies principales ségrégées, initialement conçues spécifiquement pour les véhicules.
Du fait de la forte croissance démographique 5 de Ouagadougou, du prix élevé du foncier et du parc locatif du centre de la ville, les périphéries de l’agglomération, et plus particulièrement les quartiers non-lotis, sont en train de se densifier. Ces quartiers résidentiels sont desservis par de grandes artères bitumées, ce que ne sont pas les rues des quartiers. Pour se rendre à leur lieu de travail, généralement situé au centre-ville, certains automobilistes, motocyclistes ou cyclistes choisissent donc leur itinéraire et leur mode de déplacement par « contrainte 6».
En effet, d’après les travaux du géographe Vincent Gouëset sur les conditions de mobilités urbaines à Ouagadougou, les grandes distances à parcourir constituent des contraintes susceptibles de limiter les possibilités de déplacement dans la ville. Les habitants préfèrent circuler sur les voies bitumées alors que certaines voiries latéritiques à circulation lente peuvent être plus rapides en termes de temps de parcours. La plupart des cyclistes et motocyclistes délaissent ces voies pour éviter de respirer et de se salir avec la poussière rouge de Ouagadougou. Les quelques voies bitumées que sont les grandes artères et les voiries du centre-ville sont donc congestionnées.
De même, l’usage de la mobylette est privilégié par rapport à la marche pour des raisons climatiques : la vitesse de la mobylette produit une ventilation naturelle qui permet à l’usager d’arriver à sa destination en transpirant moins que s’il s’était déplacé à pied sous une canicule de 40°C. L’usage systématique de la mobylette pour se déplacer peut conduire à des pratiques peu rationnelles : il est fréquent de voir un jeune démarrer sa mobylette pour réaliser un court trajet de 20 mètres, alors qu’il aurait pu le réaliser aisément, voire plus rapidement, à pied.
En Afrique, l’espace de la voirie est en outre utilisé pour d’autres activités que le déplacement : préparation de galettes de mil ou de beignets de haricot, achat et vente de produits divers, enfants jouant à la marelle ou au football « maracana », passages d’animaux, piétonisation les vendredis à l’heure de la prière ou à l’occasion de mariages, de baptêmes, de funérailles, etc.
Implantation d’une tente sur l’emprise de la rue
Passage d’un troupeau de bœufs sur la rue
Cet usage partagé de l’espace de la voirie favorise la mixité sociale et le vivre ensemble. Hormis quelques appropriations de l’espace public pour des activités économiques, il existe une véritable mixité culturelle et confessionnelle. Ce partage de l’espace permet un apaisement des tensions sociales et du stress urbain.
Comment faire en sorte que ces pratiques sur l’espace partagé de la voirie urbaine ne soient plus perçues comme des contraintes de mobilité mais comme des opportunités pour développer une planification alternative ? Comment tirer profit de ces pratiques pour inscrire l’Afrique, ou du moins Ouagadougou, dans la transition mobilitaire et énergétique ?
Pour l’organisation de la mobilité urbaine, la question de l’infrastructure n’a de sens que si elle respecte les usages socioculturels des citadins. Les expériences d’aménagement des espaces partagés nous montrent par exemple qu’ils permettent non seulement d’améliorer la qualité de vie en ville en accordant plus de place aux mobilités douces, mais qu’ils permettent également de se soustraire à la domination automobile et à ce qu’elle engendre comme nuisances pour l’environnement. La lenteur retrouve progressivement dans le monde, et notamment en Europe, sa place dans le débat contemporain sur la ville. Un changement de paradigme semble s’opérer : un urbanisme de la vitesse cède le pas à un urbanisme de la lenteur.
Les aménageurs des villes d’Afrique pourraient donc s’appuyer sur la diversité contemporaine des pratiques des espaces partagés pour concevoir des voiries urbaines qui préserveraient les interactions humaines et les relations sociales entre usagers. Il a également été constaté que les plantations d’alignement au bord des voies permettaient le développement de mobilité douce. Ainsi, les différentes options d’aménagement à réinventer en vue d’une mobilité plus soutenable seraient des actions de développement, car selon l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo (2012) : « se développer, c'est multiplier ses possibilités de choix libérateurs ». D’où la nécessité, pour les aménageurs des villes d’Afrique, de repenser des intermodalités de déplacement en reconsidérant le (non) partage des fonctions spatiales entre public et privé, entre pratiques actuelles et usages projetés, afin de fabriquer des villes, des quartiers, des rues, des espaces partagés entre tous, accessibles à tous et fréquentés par tous.
1 Véhicules de seconde main, importés d’Europe ou d’Amérique.
2 INRETS, 1992 ; CIMA, 2000 ; IRD, 2009 et PAMO, 2014,
3 F. Boyer, D. Delaunay, 2009
4 En 2017, 15 bus étaient en circulation sur les 12 lignes de bus aménagées sur les artères principales de Ouagadougou.
5 Le taux d’accroissement annuel de la population de Ouagadougou était de 7,6% entre 1996 et 2006.
6 Voir les travaux de V. Gouëset (in F. Boyer D. Delaunay, 2009) sur le développement urbain et les mobilités à Ouagadougou et ceux de Diaz Olvera L., Plat D (1996) sur les mobilités quotidiennes à Ouagadougou.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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