Le « tournant de la mobilité » fait couler beaucoup d’encre. Alors que ce concept post-disciplinaire fait son chemin en sciences sociales, John Urry, professeur à l’université de Lancaster, met l’accent sur l’organisation complexe des espaces économiques, sociaux et politiques d’aujourd’hui.
Dans le cadre de mes activités universitaires, je suis souvent amené à voyager pour participer à des congrès et séminaires passionnants, donner des conférences, voir des expositions, nouer des collaborations et même co-écrire des livres sur des thématiques telles que la vie mobile. Or, ces pratiques ne font pas de moi un cas à part, et pour cause : on dirait que le monde entier est en mouvement. Jeunes retraités, étudiants des programmes d’échange, terroristes, membres des diasporas, vacanciers, hommes et femmes d’affaires, sportifs de haut niveau, demandeurs d’asile, réfugiés… tous ces groupes, et bien d’autres encore, semblent être partout chez eux, par choix ou par nécessité. Sillonner le globe est devenu le mode de fonctionnement de ces groupes d’individus, fort nombreux, qui se croisent à l’occasion dans des hubs de transports et de communications, le temps d’interroger des bases de données électroniques à la recherche de leur prochain car, message, avion, camion, texto, train, bus, accompagnateur, voiture, site Internet, etc.
L’ampleur du phénomène est considérable. Chaque année, un milliard de voyageurs franchissent des frontières légalement, contre 25 millions en 1950. Quatre millions de personnes prennent l’avion chaque jour. À toute heure du jour et de la nuit, 300 000 à 400 000 personnes survolent le territoire des États-Unis, soit l’équivalent d’une ville embarquée. Chaque année, réfugiés et citoyens du monde moderne parcourent 23 milliards de kilomètres. À ce rythme et à moins de restrictions physiques, ce chiffre devrait plus que quadrupler en quarante ans pour atteindre 106 milliards d’ici à 2050. Si les gens ne passent pas nécessairement plus de temps à se déplacer, ils se déplacent en revanche plus rapidement. En moyenne, le temps passé dans les transports est à peu près constant dans le monde : une heure par jour environ. A priori, les gens ne se déplacent pas plus souvent mais ils utilisent des moyens de transports plus efficaces, qui leur permettent de parcourir de plus grandes distances. Les transports et le tourisme constituent le premier secteur d’activité au monde, à la fois en termes de population active employée et de part de la richesse mondiale produite. Cette dynamique de déplacement rapide semble se généraliser comme le montrent les statistiques dont on dispose sur pas moins de 200 pays. De plus on observe d’importants flux de voyageurs entrants et sortants.
Le point de vue de l’écrivain et chercheur allemand Wolfgang Schivelbusch est intéressant. Il constate que « pour le voyageur du 20e siècle, le monde est devenu un gigantesque grand magasin de villes et de campagnes », abstraction faite bien sûr d’écarts considérables entre les différents groupes d’individus, qui n’ont pas toujours librement ni régulièrement accès à l’offre de ce grand magasin. Cette mobilité choisie, majoritairement du moins, constitue la forme pacifique de mouvements transfrontaliers la plus importante de l’histoire. Par-delà d’importants hiatus, cette tendance n’avait jusqu’à récemment pas faibli de manière significative. Partout dans le monde, la mobilité physique est devenue un véritable « style de vie » pour les riches comme pour certains parmi les plus pauvres. Or, qui dit circulation de personnes dit bien entendu aussi circulation de biens, transportés bien souvent par ces mêmes individus en mouvement, que ce soit de manière ouverte, fortuite ou clandestine. Citons encore les circuits d’approvisionnement internationaux de l’industrie manufacturière, qui reposent sur des livraisons en juste à temps aux quatre coins du monde. Toutes ces formes convergentes de mobilité transforment la vie économique et sociale à de nombreux égards, qui devient en un sens « en mouvement » ou « excentrée du domicile ». Dans cet univers mobile, nombreuses sont les interconnexions, complexes, entre déplacements physiques et modes de communication. Ces connexions sont à l’origine de nouvelles pratiques de fluidité souvent difficiles à cerner et à stabiliser. D’aucuns les qualifient d’interconnexions « dématérialisantes » dans la mesure où humains, machines, images, informations, pouvoir, argent, idées et, de fait, risques, sont « en mouvement » et créent et recréent de nouvelles connexions aux quatre coins du monde, souvent à vitesse grand V.
La problématique du déplacement, trop rare pour les uns, pas assez voire inapproprié ou inopportun pour les autres, s’inscrit désormais au cœur de l’existence de bon nombre de personnes et du fonctionnement des organisations, qu’elles soient petites ou grandes, publiques, privées ou non gouvernementales. Or, cette problématique liée à la mobilité, est ainsi devenue une question centrale. Fort de cette évolution, de plus en plus d’auteurs invoquent un nouveau champ, le « tournant de la mobilité », clé de lecture et d’analyse de ces processus permettant de décrypter la nature des relations économiques, sociales et politiques dans le monde contemporain. Cette idée de tournant de la mobilité, qui fait son chemin dans et par les sciences sociales, remet en cause les analyses basées sur des concepts fixes, statiques et des « structures sociales » principalement a-spatiales. Ce tournant est post-disciplinaire en ce sens qu’il déborde du cadre de différentes disciplines pour s’intéresser aux multiples formes de la vie économique, sociale et politique et étudier comment elle s’organise dans le temps et à travers de nombreux espaces complexes. L’analyse des modalités complexes selon lesquelles les relations sociales « s’étirent » à l’échelle du globe engendre des théories, des études et des méthodes qui « mobilisent » ou fédèrent des analyses de l’ordre social, qui s’accomplit en partie en mouvement et de façon contingente. Globalement, les mobilités font figure de boîte noire pour les sciences sociales, qui les réduisent souvent à un ensemble de technologies neutres, simples auxiliaires de la vie économique, sociale et politique, qui doit être expliquée par des déterminants plus puissants. Et lorsque transports et communications font l’objet d’études, ils sont souvent considérés dans des catégories à part, peu perméables aux échanges avec d'autres sphères des sciences sociales. Prendre des vacances, marcher, conduire une voiture, téléphoner : autant d’activités que les sciences sociales se contentent d’ignorer, bien que ces réalités du quotidien soient manifestement importantes. Et de fait, la vie de tous les jours, les institutions sociales comme les pratiques sociales présupposent des schémas complexes de déplacements spatio-temporels.
Sans « système », conditions sine qua non du déplacement, point de mobilité. Grâce à ces systèmes, on peut prévoir que le voyage aura bien lieu, que le message sera délivré et le colis remis, que les membres de la famille se réuniront. Ils permettent d’anticiper la répétition du mouvement, relativement sans risque. Billetterie, fourniture d’essence, adresses, sécurité, protocoles, sites Internet, systèmes de transfert d’argent, voyages organisés, etc. sont autant de systèmes qui peuplent le monde moderne. Répétitifs et garants de la répétition, ils nous donnent l’impression qu’il est naturel de voyager pour retrouver sa famille ou ses amis. Pour les individus, la faculté de se déplacer et de déplacer des objets dépend de leur accès à ces systèmes relativement sûrs, régulés et dénués de risques. Un certain nombre de systèmes ont joué un rôle clé et connu un essor impressionnant dans les années 1840, époque de la construction du premier chemin de fer en Angleterre. Citons, en 1841, le premier « voyage organisé », le premier service de poste national, l’invention de la photographie en France puis en Angleterre, la construction du premier hôtel de gare, ainsi que la première traversée de l’Atlantique en bateau à vapeur : autant d’innovations apparues en l’espace d’un ou deux ans. En un rien de temps, une extraordinaire série de systèmes mobilitaires a vu le jour. Et bien sûr, le e siècle a apporté son lot de nouveaux systèmes : voiture, téléphone, avion, train à grande vitesse, électricité, réseaux urbains modernes, téléphones mobiles, etc.
Les systèmes du 21e siècle se distinguent par un certain nombre de caractéristiques communes : gagnant en complexité, ils se composent de nombreux éléments et reposent sur des savoir-faire souvent pointus. Leur interdépendance allant crescendo, l’organisation d’un voyage individuel nécessite désormais l’utilisation de tout un ensemble de systèmes cohérents et interconnectés. Par ailleurs, depuis les années 1970 environ, ces systèmes sont de plus en plus tributaires de l’informatique et de logiciels spécialisés notamment. Enfin, et cela ne va pas sans poser problème, nombre de ces systèmes, du fait même de leur interdépendance, sont exposés à ce que l’on a coutume d’appeler des « accidents normaux », susceptibles de se produire de temps à autre étant donné l’étroite imbrication de cet ensemble de systèmes. Ainsi, alors que les modes de vie se singularisent, se démarquent les uns des autres, ils sont paradoxalement de plus en plus tributaires du bon fonctionnement de ces systèmes. En raison de leur dispersion dans l’espace, réunir des tiers - parents, amis ou collègues - suppose une coordination toujours plus poussée et de naviguer entre ces différents systèmes. Des systèmes qui doivent être déployés, fonctionner, et sur lesquels lesquels on peut compter pour anticiper. En un mot, individualisation et dépendance vis-à-vis des systèmes sont deux facettes du tournant de la mobilité.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
John Urry (10 Décembre 2012), « Qu’est-ce que le « tournant de la mobilité » ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/453/quest-ce-que-le-tournant-de-la-mobilite
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