Dans Les paradoxes de la mobilité : bouger, s’enraciner, Vincent Kaufmann cherche d’une part à mettre en exergue l’ambivalence de la mobilité et de l’autre à contribuer à définir et à conceptualiser la mobilité pour en faire un outil au service de la recherche empirique. Pour ce faire, l’auteur nous propose un tour d’horizon de la mobilité à travers plusieurs thématiques : les déplacements, les inégalités, les politiques de transports urbains ou encore la ville. Il achève son ouvrage par une série de thèses.
En lien avec la mondialisation, nos sociétés sont de plus en plus en mouvement et nos économies de plus en plus interconnectées. Nous bougeons plus, que ce soit pour le travail, pour nos loisirs, pour partir en vacances ou pour migrer. A travers l’accélération des moyens de transports et le développement des télécommunications, ce ne sont pas seulement les humains qui se déplacent plus, mais aussi les marchandises, les idées et les capitaux. Considérant que la mobilité au sens large touche tous les aspects de notre société, de la forme de nos villes à notre vie quotidienne, et que les sciences sociales ne l’ont, jusqu’à présent, qu’effleurée, la réduisant à l’étude des déplacements et des transports, certains chercheurs appellent à un changement de paradigme, celui des « new mobilities » (Sheller et Urry, 2006). Ce « tournant de la mobilité » vise à aborder la pluralité de la mobilité et d’en cerner les implications et effets.
Qu’est-ce que la mobilité ? Pourquoi bouge-t-on ? C’est à ces questions que Vincent Kaufmann, tente de répondre dans cet ouvrage. En guise d’introduction, l’auteur s’interroge sur l’augmentation des déplacements lors de ces dernières décennies : nous parcourons de plus en plus de kilomètres chaque année, la part de la voiture et de l’avion augmentent, nous consacrons toujours plus de temps à nos déplacements depuis les années 1990, etc. Cet accroissement des déplacements et des possibilités offertes par l’amélioration des réseaux de transports et des télécommunications ont, entre autres, entrainé l’éclosion de nouveaux modes de vie comme la pendularité de longue distance ou la multi-résidentialité. En effet, il devient de plus en plus fréquent de travailler très loin de son domicile. Cela correspond au choix d'éviter de quitter son lieu de vie, quitte à parcourir de longues distances tous les jours ou toutes les semaines, et ce pour différentes raisons (ancrage local, attachement à un bien immobilier, prise en compte des projets des autres membres de la famille). Le potentiel de vitesse est ainsi utilisé pour préserver la sédentarité et pour minimiser les effets de la distance sur la vie sociale, au contraire d’un déménagement ou d’une migration. Ces nouveaux comportements, les « mobilités réversibles », comme les nomme V. Kaufmann, appellent à repenser nos modèles de mobilité traditionnels.
L’auteur nous propose un nouveau regard sur la mobilité basé sur les travaux de Sorokin (1927) et met en lumière les implications méthodologiques et pratiques d’une telle redéfinition. Pour V. Kaufmann, la mobilité ne se résume pas à un franchissement de l’espace ni à un changement social : la mobilité implique à la fois un changement dans l’espace physique et un changement dans l’espace social. Il est donc, selon lui, possible de se déplacer sans pour autant être mobile, si ce déplacement n’implique pas de changement social, de changement de rôle, d’état ou de fonction ou de rencontre avec l’altérité. Bouger sans être mobile : c’est là un des grands paradoxes de la mobilité, caractéristique du monde contemporain. Selon V. Kaufmann, trois dimensions doivent être prises en compte pour aborder la mobilité : le champ des possibles (réseaux de transport, marché de l’emploi, lois, etc.), les aptitudes à se mouvoir ou « motilité » (capacités physiques, compétences, d’usage, projets de mobilité, accès aux transports, etc.) et les déplacements en soi (de personnes, mais aussi d’informations voire d’objets). Dans notre société, la mobilité est désormais considérée comme un droit fondamental, un symbole de liberté, mais semble surtout être une nécessité, un devoir. Il est primordial, d’une part, de pouvoir et d’être disposé à se déplacer pour le travail et, d’autre part, d’être mobile, dans le sens d’être capable de s’adapter, de rebondir, de changer afin de répondre aux exigences de la société actuelle. Ainsi, on attendra d’un chômeur qu’il accepte un travail à l’autre bout du pays ou d’un cadre qu’il consente à partir plusieurs mois à l’étranger pour une mission. Cette injonction sociétale à la mobilité n’est pas uniquement géographique, mais aussi sociale, car être mobile signifie aussi pouvoir changer. La motilité - la capacité à être mobile - devient une clé indispensable pour s’adapter à ces exigences, une ressource génératrice d’inégalités sociales, au même titre que le revenu ou la formation.
La mobilité produit sur les villes et les territoires des effets paradoxaux. Si d’un côté, les villes tendent à s’étaler grâce à l’augmentation de la vitesse (Wiel, 1999) et à perdre en quelque sorte leur « essence », permettant l'adoption de modes de vie urbains sur tout le territoire (certains auteurs n’hésitant pas à parler de la fin de la ville) (Choay, 1994), de l’autre, les fonctions centrales ont tendance à se concentrer dans certaines villes, les plus grandes. La ville n’est pas « morte », elle reste selon l’auteur particulièrement propice à la mobilité, car elle permet de changer d’état et de statut rapidement, d’être confronté en continu à l’altérité. La ville est également au cœur des actions publiques de gestion de la mobilité : dans les derniers chapitres du livre, V. Kaufmann discute l’inefficacité de certaines mesures prises notamment pour augmenter la part modale en faveur des transports en commun. Il constate, à travers différentes études, que si la vitesse a une influence indéniable sur l’utilisation de l’automobile, la situation n’est pas aussi simple en ce qui concerne les autres modes de transports : ainsi, contrairement aux idées reçues, même lorsque les transports publics sont plus rapides que l’automobile, une grande partie de la population continue à l’utiliser (plus de 50% à Grenoble ou à Genève). Pour qu’il y ait transfert modal, l’amélioration des transports publics (vitesse, capacité, qualité) doit être couplée à d’autres mesures, comme la limitation d’accès au centre-ville et de stationnement, ce que les collectivités publiques ne font que rarement. De même, selon l’auteur, les politiques publiques ne considèrent pas assez la motilité des acteurs. Rien ne sert d’encourager les transports publics si les citadins ne le souhaitent pas : il est nécessaire de prendre en compte et de faire évoluer leurs projets. Certaines villes, comme Bâle, Zurich et Berne, ont réussi à restreindre la congestion des centres et à canaliser leur étalement urbain, en prenant des mesures complémentaires à l’amélioration des transports publics (limitation d’accès ou planification urbaine autour des zones bien desservies). Ces politiques urbaines ne sont pas exemptes de problèmes, dans la mesure où elles favorisent une émigration de certaines classes sociales, notamment les familles et une partie des habitants les plus riches, vers des petites villes autour de ces trois métropoles. Les politiques qui visent à empêcher un mode de vie spécifique entrent en contradiction avec les aspirations de nombreux habitants qui souhaitent avoir la possibilité de le mener, poussant certains d’entre eux à quitter les zones centrales pour « échapper » à ces limitations. L’arrivée de ces nouveaux habitants dans des petites villes hors de l’agglomération provoque une augmentation des loyers et la relégation des moins riches vers des zones mal desservies par les transports en commun, mettant en lumière les impacts des politiques de transport de ces villes sur la ségrégation résidentielle, non pas à une échelle urbaine mais régionale.
Ce livre de Vincent Kaufmann permet de saisir dans sa pleine mesure l’ambivalence et la complexité de la mobilité. Même si la conception de la mobilité proposée par l’auteur peut troubler ceux qui la considèrent uniquement comme un déplacement, il parvient à nous convaincre que la mobilité ne s’y limite pas. Cet ouvrage reprend un des concepts-clés développés par Vincent Kaufmann, la motilité, qui apporte en particulier une grande contribution à la définition de la mobilité - en témoigne son usage au-delà des sciences sociales francophones par des auteurs tels que Kesselring (2006), Urry (2007) ou Sheller (2011). Au travers de cet ouvrage, V. Kaufmann nous offre, en faisant appel à de nombreuses études, un riche panorama de la mobilité, de ses implications, des mesures entreprises pour la gérer et, par la même occasion, nous amène à dépasser nos idées reçues en la matière. Les thèses sur lesquelles l’ouvrage se termine, ouvrent de nouvelles perspectives, tant pour la recherche sur la mobilité que pour les politiques publiques. Par souci de concision, nous reviendrons uniquement sur trois d’entre elles. La première suggère que la mobilité n’est pas synonyme de liberté, mais bien souvent de contrainte. Non seulement pour « les plus riches », obligés de se déplacer pour faire évoluer leur carrière, mais aussi pour les plus pauvres, relégués par manque de ressources financières dans la périphérie et contraints de faire longs trajets pour se rendre au travail. Le deuxième point montre que les individus ne cherchent pas nécessairement à minimiser les trajets, ceux-ci devenant supports de différentes activités (lectures, repos ou travail), révélant des comportements de mobilité complexes et appelant des mesures pour améliorer la qualité et le confort des trajets - et pas uniquement les temps de parcours. Finalement, la troisième thèse suggère qu’une « juste » politique des déplacements doit prendre en compte le pluralisme des projets de mobilité : tout faire pour empêcher le recours à un mode de transport conduit bien souvent ceux qui le peuvent à préférer des stratégies « échappatoires » plutôt qu’un transfert modal.
Vincent Kaufmann est Professeur de sociologie à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. Ses recherches portent principalement sur la mobilité, les modes de vies urbains, ainsi que sur les politiques de transports et d’aménagement du territoire.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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Théories
Pour citer cette publication :
Yann Dubois (11 Décembre 2012), « Les paradoxes de la mobilité : bouger, s'enraciner - de Vincent Kaufmann », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 24 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/477/les-paradoxes-de-la-mobilite-bouger-senraciner-de-vincent-kaufmann
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