Les possibilités et les conditions de déplacement géographique prennent une importance croissante dans les questions de société liées à l’insertion économique et sociale. On en parle et on est confronté à leur réalisation au domicile, au travail, en vacances, etc. On en entend parler à la télévision, dans les discours politiques, économiques, scientifiques, dans les musées, à l’école, etc. Bref, se déplacer semble actuellement un enjeu important, et ce pour de multiples aspects de la vie quotidienne.
Les possibilités et les conditions de déplacement géographique prennent une importance croissante dans les questions de société liées à l’insertion économique et sociale. On en parle et on est confronté à leur réalisation dans les ménages, au travail, en vacances, etc. On en entend parler à la télévision, dans les discours politiques, économiques, scientifiques, dans les musées, à l’école, etc. Bref, se déplacer semble actuellement un enjeu important, et ce pour de multiples aspects de la vie quotidienne.
Mais où se situent les dimensions de la mobilité ? Dans le fait d’aller vite ? D’aller loin ? De se déplacer fréquemment ? A moindre frais ? D’être en mesure de faire varier ces « paramètres de la mobilité » selon le cas de figure ? D’être en mesure de diversifier ses modes de déplacement selon la situation ou le lieu ? D’être en mesure de faire évoluer sa manière de se déplacer pour faciliter l’évolution de sa manière de vivre ? Est-ce un choix ? Bref, est-ce la performance du déplacement géographique, et par conséquent les compétences requises par les performances recherchées ou est-ce la multiplication des manières de se déplacer qui importe ? Est-ce la maitrise d’une flexibilité spatio-temporelle posée comme mode de vie qui importe, ou la possibilité de répondre à des injonctions géographiques qui nous dépassent ? Et en dernier ressort, pour qui chacune de ces dimensions de la mobilité sont pertinentes : pour le chercheur, l’ingénieur, le transporteur, le politique, l’usager ?
Les sciences sociales ont tenté de répondre à ces questions en menant des recherches sur la « mobilité ». Le champ de recherche est vaste. Il est également plein d’hésitations. La première porte sur la question de la nature de la mobilité et de ses contours : est-ce une ressource ? Un potentiel ? Peut-on alors parler de « capital de mobilité » pour l’envisager ?
Les deux textes qui suivent ne se situent pas dans la même perspective pour envisager la « mobilité » et les questions qu’on lui pose. Ils ont pour objectif de faire partager aux lecteurs les discussions qui animent généralement les échanges académiques. Et ils ont finalement pour ambition, en explicitant leur position face aux notions de « mobilité » et de « capital de mobilité », de proposer une controverse qui alimente les manières de voir et de faire autour d’un fait qui apparait comme évident et acquis : la mobilité géographique.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xCe texte est une version raccourcie d’un texte, plus long (10 pages) et tout aussi accessible, que les auteurs laissent volontiers à la disposition des lecteurs. Dans cette version courte, les éléments coupés sont indiqués par le signe « […] », et se retrouveront en couleur dans la version longue.
Pour engager la discussion autour du « capital de mobilité », nous souhaitons axer notre réflexion sur le statut de la mobilité dans les sociétés occidentales. Notre propos consistera à préciser pourquoi « la mobilité » n’est pas un des ressorts de la réussite sociale, mais plutôt un effet des différentes formes de capital (économique, culturel et social) que possède la personne qui se déplace dans l’espace géographique. Envisager « la mobilité » comme « un effet de capital », c’est la considérer comme une construction sociale collective dont les conséquences dépendent des conditions initiales (c'est-à-dire du contexte). En l’envisageant comme un capital, nous trouvons que les chercheurs écrasent et négligent une des caractéristiques de « la » mobilité : elle existe parce qu’elle est produite par des « injonctions spatiales », de plus en plus nombreuses et « innocentes » qui, du fait de cette apparence (vouloir notre mobilité, c’est souhaiter notre bien) renforce les formes les plus efficaces de dominations en vigueur. En étant mobiles, les individus ne capitalisent pas : ils se soumettent à ces injonctions et, grand paradoxe, dans la grande majorité des cas, ils restent à la place sociale, économique et spatiale qui étaient la leur. Pour décortiquer les logiques sous-jacentes et comprendre la place du « capital de mobilité » dans notre société, il est important de partir du principe que «la mobilité » n’est pas uniquement un phénomène à analyser. Plus exactement, « la mobilité » est devenue plus qu’un phénomène, c’est un triptyque : en partie concept, en partie croyance collective, en partie composante de l’idéologie dominante.
Pourquoi commencer par cette précision ? Parce que le chercheur qui commence ces travaux sur ce qu’il pense n’être qu’un phénomène doit commencer par saisir que ce phénomène, ici « la mobilité », est le produit d’une coproduction dans laquelle sont intervenus plusieurs groupes de personnes, en l’occurrence des chercheurs, des artistes, des experts et des politiques. Tous ont participé et participent encore à donner du sens à ce mot, chacun ayant apporté depuis un siècle sa pierre à l’édifice. Les chercheurs ont montré l’ampleur du phénomène. Les artistes en ont produit des représentations. Les experts et les politiques en ont fabriqué les instruments tout en divulguant fréquemment différentes injonctions incitant à « être mobiles ». Tous l’ont fait et le font en fonction de leur conception de ce qu’est la société et de ce qu’elle doit (ou devrait) être. Il est donc illusoire de supposer que des spécialistes interviennent « gratuitement » dans la discussion, en n’ayant été sollicités ou commandités par personne ou en n’ayant aucune « bonne » raison de parler ainsi de ces choses. […]
La question est classique en sciences sociales mais permet ici de discuter d’une notion particulière : le « capital de mobilité » permet-il d’échapper aux présupposés de l’idéologie dominante ?
Dans les recherches qui s’appuient sur le « capital de mobilité », tout se passe comme si l’individu était doté d’« attributs culturels » lui permettant de se déplacer dans l’espace géographique. Il lui suffirait alors d’« acquérir » ceux qui lui sont utiles pour améliorer son potentiel de mobilité. Au cœur de ce raisonnement, nous trouvons les notions de « compétences de mobilité » ou de « capabilité », qui conditionnent avant tout un « potentiel de mobilité » plutôt que des déplacements géographiques. Elles renvoient à un ensemble de savoir-faire ou de savoir-être distincts d’autres compétences que le chercheur explore sans prêter trop d’attention à la position sociale ni aux conditions d’apprentissage ou de mises en œuvre de ces « compétences ».
Ces recherches proposent une approche toujours plus détaillée et descriptive des pratiques de déplacement. La « mobilité » est abordée comme un facteur d’inégalités, voire comme une « nouvelle » forme d’inégalité, parce qu’elle est envisagée comme une « valeur sociale » consensuelle et sans équivoque quant aux « bénéfices » que l’on peut en tirer. Ce raisonnement s’appuie implicitement sur le fait que la mobilité est envisagée comme une pratique incontournable de l’activité humaine. Ainsi par exemple, le volume de « mobilité » des personnes, parce qu’il est corrélé avec des situations économiquement précaires, serait un déterminant parmi d’autre d’inégalités sociales. Cette manière de voir nous semble laisser trop souvent de côté les rapports de pouvoir et les conditions de production des inégalités sociales qui, elles, éclairent les diverses dimensions des déplacements. Autrement dit, ces recherches partent trop rapidement du principe que ce qui oriente la « mobilité » des uns est également valable pour d’autres. Or, les difficultés d’analyse viennent précisément du fait que la mobilité des uns diffère aussi socialement de celle des autres. […]
La première question que nous tirons de notre triptyque tient dans cette limite. Le « capital de mobilité » parle déjà de « mobilité ». […] Ainsi formulé, le concept énonce ce dont il doit rendre compte. Et puisque la « mobilité » est un terme apparu récemment, il pose immédiatement une difficulté, celle de remonter dans le temps. En effet, il ne permet pas de découvrir les conditions dans lesquelles des individus étaient auparavant mobiles. Et utiliser un tel concept, c’est prendre le risque de projeter sur le passé tout ce que sa consécration actuelle fait voir. Autrement dit, un risque « d’illusion rétrospective » (voir le passé avec ses conceptions présentes) ou d’anachronisme est possible. Par exemple, peut-on utiliser le capital de mobilité pour penser l’exode pendant la seconde guerre mondiale ? L’exode rural dans les sociétés industrielles ? Les voyages avant l’avènement du tourisme et des vacances ? Plus encore, il nous paraît très difficile de combiner « la mobilité » avec des travaux même relativement récents, comme les enquêtes du SERC2 des années 1960 par exemple.
Ce qui se nomme aujourd’hui « mobilité » se dénommait auparavant « déplacement » ou « transport », notamment dans les diverses politiques publiques qui ont mis en place les équipements à notre disposition pour nous déplacer. Ce changement d’un mot par un autre entraîne des effets sur les pratiques. Certaines populations ou certaines pratiques ont ainsi obtenu une considération croissante et positive quand d’autres n’ont pas atteint leur lettre de noblesse en n’accédant pas à ce statut recherché de « mobilité » (les gens de voyages sont-ils mobiles ? les personnes retournant aux pays pendant leurs vacances font-ils des voyages ?). Toutes ces connotations induisent un nombre d’injonctions auxquelles les individus ont beaucoup de difficulté à répondre de manière rationnelle. […]
Enfin, l’arrivée de « la mobilité » dans les sociétés industrielles est de ces fictions habiles qui évitent de parler directement des enjeux économiques pour les aborder comme des « gestions » de flux et de personnes via les « délocalisations ». C’est en effet à partir des années 1960 que se compose un discours incitant à se déplacer pour trouver du travail, puis à valoriser le fait d’avoir plusieurs « expériences professionnelles » quand ce n’est pas plusieurs emplois en même temps. Se développe dans le même temps l’idée que la « mobilité sociale » ascendante se fera certes encore par le diplôme, mais aussi par une formation tout au long de la vie et surtout grâce à une autre mobilité, géographique celle-là. Les enjeux et contraintes liées aux déplacements ne sont donc plus les mêmes d’une époque à l’autre. Rechercher si les individus disposent d’un « capital de mobilité » écrase donc une dimension fondamentale qui constitue leur vie dans un contexte spécifique : leur histoire et notamment la question du « comment » ont-ils traversé ces dernières décennies ? Cette histoire vécue est-elle pensable en termes de « compétences », donc de « capital de mobilité » ? […]
La notion de « capital de mobilité » repose trop, selon nous, sur les « bonnes pratiques », sur ceux qui « navettent », « pendulent », voyagent à satiété ? Plusieurs dimensions sont importantes à distinguer quand on veut analyser « la mobilité ». Il y a tout d’abord la dimension propre au mouvement (qu’est-ce qui est perçu comme rapide ? loin ? différent ?) ; dimension qui rejoint celle de l’individu, de sa liberté, de son autonomie, de son épanouissement, du passage d’une étape à une autre dans la vie qui est la sienne, étape qu’il ne « choisit » pas toujours, même quand il y réfléchit longtemps. Ces premières dimensions rejoignent celle de l’économique où l’individu s’y (ré)inscrit à travers ses projets, sa réussite, son mérite, son évolution professionnelle. Toutes ces dimensions incitent à comprendre que « la mobilité » renvoie à un principe de liberté de l’homme et à une société où l’individu gagnerait en « autonomie ». Avec « la mobilité », les incitations aux déplacements réintroduisent donc toujours, en les flattant, les principes de liberté et de promotion sociale. Et finalement, le « capital de mobilité » permet aussi d’évoquer les « incompétences » à être flexible (les « mauvaises » pratiques). […] En fait, « la mobilité » est un terme utilisé pour ne pas montrer que c’est de « la flexibilité » dont il est question. En 1997, le président de la République reconnaissait ouvertement qu’il préférait « mobilité » à « flexibilité » : « Je n'aime pas beaucoup ce mot [alors que] en revanche, la mobilité est tout à fait évidente »3. Faut-il forger un « capital de flexibilité » pour autant ?
Le terme de mobilité est en effet tellement lié idéologiquement à celui de flexibilité que nous nous interrogeons pour savoir si cette conclusion n’est pas autre chose qu’une tautologie : « dans le monde du travail actuel, qui valorise la flexibilité, le capital de mobilité, ou "motilité", est une ressource-clé dans un parcours professionnel en vue d’une mobilité ascendante »4.
[…] Pour formuler autrement et plus explicitement cette seconde interrogation, nous souhaitons discuter la place des connaissances produites autour du « capital de mobilité », sachant que le savoir scientifique n’a pas vocation première à être « opérationnel » mais à comprendre et expliquer le monde afin que, dans un second temps, les « opérateurs » (gestionnaires, décideurs, ingénieurs) s’y réfèrent (ou non) dans leur pratique5 . Ainsi, avec le « capital de mobilité », arrivons-nous à produire un savoir ne faisant pas qu’entretenir le dogme et l’injonction que nous venons d’exposer dans la première partie ? Pas si sûr !
Depuis le début des années 1960, les élites ont développé une rhétorique, une langue et ont conçu des équipements qui soutiennent et défendent ce principe : il est digne socialement, utile économiquement et bien pour chacun d’« être mobile ». Au milieu de cet édifice, une façon de penser la société et les personnes qui la constituent est devenue incontournable : ce sont des flux, des flux à gérer. La notion de flux sélectionne et désigne ceux qui sont légitimes à bouger et ceux dont les mouvements sont contraires à la norme. Par exemple, si la mobilité est une valeur largement glorifiée, la convocation de certaines de ses manifestations, comme les migrations, appuie, en son versant sécuritaire notamment, une sélection des aspects négatifs possibles du déplacement. Le discours change alors de ton et les pratiques des institutions publiques révèlent que la mobilité des uns n’équivaut pas celle des autres.
La croyance dans la mobilité ne dure donc parfois qu’un temps. Certains n’ont d’ailleurs même pas droit à ces minutes d’euphorie : s’exiler, déménager ou voyager en suivant les autres montre toutes les limites que les uns font subir aux autres. Comme le souligne A.-C. Wagner, la mobilité des « élites » n’est pas celle des moins nantis. Plus encore, la mobilité de ces élites entraine une recomposition des centres urbains qui s’homogénéisent pour s’accorder aux modes de vie de cette frange de la population. […]
Ce que nous voulons dire tient dans cette interrogation. Pourquoi les études sur les mobilités ne posent-elles pas des questions de chercheurs sur les sous-entendus d’une catégorie, la « mobilité », qui orienterait des a priori dans la recherche elle-même ? Prenons le cas de « la mobilité quotidienne » qui, importée et usitée par des chercheurs en science sociale, s’est diffusée en France dans les années 1970 au travers d’appels d’offres ministériels auxquels ont répondu ces chercheurs, non sans conflits et enjeux avec des corps d’ingénieurs sur l’usage du terme « déplacement » dans leur simulation. Au même moment, dans d’autres débats, les urbanistes s’interrogeaient sur les « mobilités résidentielles »6. Pourquoi ? Et un peu plus tard, quand la mobilité est dans toutes les bouches, au tournant des années 2000, on s’interroge sur la relation entre mobilité quotidienne et résidentielle qu’on avait pourtant savamment différenciée. Là encore, comment cela se fait-il ?
Notre interrogation porte donc aussi sur les manières de poser les questions sur le phénomène. « La mobilité » est immédiatement mise au centre de l’existence des individus alors que, nous l’avons vu, elle leur est aussi imposée de l’extérieur. C’est une injonction, un mot d’ordre, même s’il ne s’impose pas à tous avec la même force. En prenant pour acquis la centralité du phénomène, le chercheur ne contribue-t-il pas à l’imposer tel qu’il se présente et tel que d’autres qui ont voix au chapitre souhaiteraient qu’il organise la vie du plus grand nombre ? Et dans ce « nouveau paradigme », qu’en est-il des variables classiques de la recherche (comme les trajectoires sociales) ?
Abordons pour finir une question de sociologie avec la difficulté posée par l’usage de la notion de capital, qui est peut-être aussi difficile à saisir que celle de mobilité. Cette notion se plaçant dans la logique développée par Pierre Bourdieu, nous sommes déjà surpris de ne pas retrouver ce qui sociologiquement s’articule avec le capital : l’habitus, le champ et l’illusio.
Pour faire simple, les questions sont les suivantes. La recherche peut-elle expliquer un phénomène en élaborant une variable n'opérant que sur ce phénomène? En clair, il faudrait le « capital de mobilité » pour « la » mobilité comme certains pourraient croire qu’il faut un capital économique pour explorer le travail ou encore forger un « capital temps » pour analyser les rapports aux temps des individus. Autre variante encore. La célèbre mise en garde de Marx, le « capital va au capital » n’est-elle pas ici utile ? Invoquer un « capital de mobilité » ne consiste-t-il pas à rendre invisible l’immobilité du plus grand nombre ? Que faire alors devant cette conclusion de Hugues Lagrange pour qui il y a eu « une réduction de la mobilité [qui] n’est ni perçue ni évaluée »7. Cette réduction toucherait surtout les plus ruraux et les quartiers sensibles. Le capital n’irait donc pas chez eux ? […]
Le « capital de mobilité » se veut un concept à la manière de Pierre Bourdieu, mais il nous manque des précisions. Par exemple, quelle est la relation de ce capital de mobilité avec les trois autres espèces classiques : capital social (ie : les relations, connaissances, liens familiaux, etc., mobilisables), capital économique (ie : les ressources financières, l’immobilier, les possessions, etc.) et capital culturel (ie : les diplômes et les codes linguistiques) ? Nous savons tous que ces trois formes de capital ne se trouvent pas sous la même forme dans les différentes catégories sociales et que les champs (les espaces de concurrence avec leurs lois et organisations propres) nécessitent de savoir et pouvoir mobiliser les ressources adaptées à ce champ (pour faire carrière dans le champ universitaire, la force physique importe peu !). Nous savons aussi que l’usage de ces ressources s’effectue à partir de dispositions préalables (des manières d’être et de faire intériorisés qui définissent les possibles de la personne et qui sont associés à une forme de capital), sans qu’il y ait de stratégie consciente et rationnelle. […]
Dans les sciences sociales, le concept de « capital » est un concept « dispositionnel ». Il permet de comprendre comment les individus ont le plus de « chance » d’agir et de penser de telles manières, et non à d’attribuer les pratiques à un déterminisme qui considèrerait les personnes comme des « robots ». L’exemple des pratiques culturelles (la lecture) est souvent repris. Des analyses montrent que la présence de livres au domicile des parents prédispose (tendanciellement) les enfants à lire (les livres s’insérant dans un complexe d’autres variables qui, toutes ensembles, renforcent cette prédisposition à lire). Cela ne veut pas dire que ceux dont les parents n’ont pas de livres ne liront pas ou jamais, mais que le rapport à la lecture est moins certain et qu’il s’organisera selon d’autres logiques. […]
Ici réside donc une autre de nos suggestions. C’est beaucoup plus qu’une appropriation dont il est question. C’est déjà et avant tout « être disposés à être disposés » ou, encore, être disposés à disposer de » . Ce qui signifie, pour illustrer ce point qui peut sembler complexe, que l’apprentissage d’une chose ne suffit pas à se l’approprier. Qui a appris selon la logique scolaire comprendra qu’il ne s’est pas pour autant approprié tous ces savoirs. Apprendre en s’appropriant dépend des dispositions antérieures intériorisées par l’individu (donc de ses possibles). Par exemple, une personne ayant pratiqué le sport depuis son enfance aura plus de chance de pratiquer un nouveau sport avec facilité qu’une personne qui vient, au même moment, de commencer ce nouveau sport et le sport en général : l’un est disposé à disposer d’une nouvelle pratique sportive quand l’autre doit se saisir de toutes les dispositions (souffle, condition physique, latéralité, agilité, coordination, etc.) pour disposer des techniques propres à ce sport. Le rapport aux lieux et aux déplacements procèdent du même principe. Chacun est plus ou moins disposé à disposer du lieu (que l’on retrouve par exemple dans les « je ne me sens pas très bien dans ce genre lieu ») comme chacun est disposé à disposer de ses mouvements, de ses déplacements (« on me propose d’aller à l’étranger mais je suis mieux ici »). En cherchant le « capital de mobilité », nous serions amenés à oublier que les lieux, leur valeur et leur « attraction » dépendent de leurs prédispositions à exister aux yeux des personnes concernées. Et que ces « regards » sont des stratégies inconscientes de groupes renvoyant à des logiques sociales plus globales.
En reprenant les propositions d’Anne-Catherine Wagner selon laquelle « se déplacer c’est déplacer des dispositions », nous faisons notre le constat que le type de « mobilité » révèle les espèces et les spécificités des formes de capital (culturel, économique, social et symbolique) dont peut disposer la personne, ce qui nous amène à considérer le déplacement comme une pratique qui est « réalisée » par les formes de capital préalablement détenu. Autrement dit, étant donné qu’un capital n’est efficient que dans certains contextes, la mobilité est une dimension contextuelle parmi d’autres. C’est ce contexte qu’il faut expliquer et non un capital qu’il faut explorer. […]
Ce n’est donc plus la présence ou l’absence d’une « compétence » spécifique qui orienterait la « mobilité », mais la plus ou moins grande possibilité de vivre la norme qui s’impose (« la mobilité ») comme de pouvoir envisager ses déplacements. Se déplacer a donc quelque chose à voir avec la manière d’envisager son « à-venir ». Cette manière n’est cependant ni unique ni propre à un individu, mais construite relativement à notre position et trajectoire sociale, et par conséquent à partir des enjeux et des contextes socio-spatiaux que nous avons rencontrés. […]
A l’aune de ce point de vue, la question n'est pas tellement celle du « capital de mobilité ». Il s'agit plutôt de considérer « la mobilité » comme un « effet des formes de capital » d’une part et d’autre part comme une nouvelle forme de domination à la fois spatiale et sociale.
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1 La mise en avant d’un travail "pluridisciplinaires" tout en valorisant toujours davantage les modes de reconnaissance nominatifs (par rang ou par nom unique) nous incite à préciser que l'ordre alphabétique des auteurs indique, simplement, un travail où ces personnes ont contribué à cet article à part égale, et "au même titre", dans un souci de mettre la recherche collective au fondement des activités scientifiques.
2 Service, d’Etudes des Routes et de la Circulation Routière, de la Direction des Routes et de la Circulation Routière (DRCR) du ministère des Travaux Publics.
3 Jacques Chirac, président de la République, dans un entretien télévisé le 10 mars 1997 avec W. Leymergie.
4 Kaufmann Vincent, Widmer Eric, « L’acquisition de la mobilité au sein des familles… », Espaces et sociétés, n°120-121, p.200, mais lire aussi sur ce point : Kaufmann Vincent, Bregman Manfred Max, Joye Dominique, « Motility : mobility as capital » International Journal of Urban and Regional Research, 28, 4, 2004, pp.745-756.
5 Se référer sans distanciation aux problématiques telles qu’elles sont véhiculées hors du champ scientifique oblige à l’exigence d’opérationnalité du savoir puisqu’il n’y a plus de production de connaissances en tant que telle !
6 Eléments tirés de : Bieber Alain, « Préface » à, Lévy Jean-Pierre, Dureau François, L’accès à la ville. Les mobilités spatiales en question, Paris, L’Harmattan, 2002.
7 Lagrange Hugues, Le déni des cultures, Paris, Seuil, 2010, p.252.
Avec la démocratisation et l’élargissement progressif des possibilités en matière de déplacements et de mobilité, se déplacer devient une véritable compétence. Ce changement, associé à une exigence croissante de flexibilité dans le monde du travail, renforce l’importance de la capacité à se mouvoir comme ressource pour l’insertion sociale.
L’élargissement des possibilités de déplacement et de mobilité prend la forme d’une multiplication des possibilités alternatives de se déplacer et plus généralement de conduire sa vie. Des innovations techniques et sociales ne cessent de modifier les accès et les compétences qui permettent d’être mobile. Par exemple, la virtualisation d’un certain nombre de services urbains modifie les conditions d’accès et les compétences qu’ils mobilisent. Ceci est valable pour les services postaux et bancaires, mais aussi pour des services de transport, comme les réservations de billets de train, de voiture louée ou d’avion.
Luc Boltanski et Eve Chiapello dénoncent cette transformation dans Le nouvel esprit du capitalisme, au titre de nouvelle idéologie de la domination. Les hiérarchies statutaires écrivent-ils, sont remises en cause et la mobilité sociale s’exprime dorénavant au travers de projets toujours renouvelés. L’enjeu d’une carrière professionnelle ascendante a changé, il ne s’agit plus d’abord de conquérir un statut dans une structure hiérarchique, mais bien d’être apte à « rebondir », à passer d’un projet à l’autre pour « surfer » d’une position enviable à une autre dans un environnement changeant. Ainsi, « …dans un monde connexionniste, la mobilité, la capacité à se déplacer de façon autonome, non seulement dans l’espace géographique mais aussi entre les personnes ou encore dans des espaces mentaux, entre des idées, est une qualité essentielle des grands, en sorte que les petits s’y trouvent caractérisés d’abord par leur fixité (leur rigidité). (Boltanski et Chiapello, 1999 : 445-446) ».
Ces auteurs relèvent en fait que les immobiles sont désormais exploités par les mobiles qui ne peuvent assurer leur mobilité que grâce à l’immobilité des autres. « C’est la raison pour laquelle l’enracinement local, la fidélité et la stabilité constituent aujourd’hui, paradoxalement, des facteurs de précarité… (Boltanski et Chiapello, 1999 : 449) ». On attend du chômeur qui trouve un travail à une heure trente de chez lui qu’il trouve une solution de mobilité pour prendre ce travail. De la même manière un cadre envoyé trois mois à Tokyo pour former une équipe sur un nouveau logiciel se doit du point de vue de son entreprise d’être en mesure de répondre à cette demande, quelle que soit sa situation privée (père ou mère de famille dans un ménage bi-actif par exemple). Suite à un divorce s’étant soldé par la garde partagée des enfants, on attend des anciens partenaires qu’ils trouvent des localisations résidentielles compatibles.
En prolongeant les analyses de Boltanski et Chiapello (1999), nous aimerions défendre ici l’idée que les transformations sociétales récentes ont pour conséquence que l’aptitude à se mouvoir est désormais une ressource pour l’insertion sociale, et même qu’elle constitue une forme de capital qui n’est pas une simple combinaison du revenu, du niveau d’éducation et des réseaux sociaux.
Chaque personne se caractérise par des propensions plus ou moins prononcées à se mouvoir dans l’espace géographique, économique et social. L’ensemble de ces aptitudes, la "motilité" (Kaufmann, 2002), se définit comme l'ensemble des caractéristiques personnelles qui permettent de se déplacer, c’est-à-dire les capacités physiques, le revenu, les aspirations, les conditions sociales d’accès aux systèmes techniques de transport et de télécommunication existants, les connaissances acquises, comme la formation, le permis de conduire, l’anglais international pour voyager, etc.
La motilité se réfère donc aux conditions sociales d’accès (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l'offre au sens large), aux compétences (que nécessite l'usage de cette offre) et aux projets de mobilité (l'utilisation effective de l'offre permet de les concrétiser). Par exemple, pour les transports, la motilité est la manière dont une personne ou un groupe fait siennes les possibilités de déplacements proposées par l’offre de transport.
Plusieurs enquêtes récentes ont permis de mesurer la motilité (Kaufmann, Viry, Widmer 2009, Canzler et al. 2008, Kesselring 2005). Si elles restent exploratoires dans la mesure où elles n’ont pas encore débouché sur l’adoption d’une méthodologie validée standard de mesure, elles mettent en évidence plusieurs types d’aptitudes à se mouvoir, types qui sont différenciés à la fois en termes sociaux et spatiaux, mais qui sont assez faiblement associées au revenu et au niveau d’éducation.
Hanja Maksim (Maksim 2011) a ainsi montré que les personnes à faible revenu développent des formes de motilité très pointues pour compenser ce handicap économique, mais que celles-ci ne correspondent pas au modèle dominant de la personne mobile tel que valorisé pour répondre à l’injonction de flexibilité qui caractérise les sociétés occidentales contemporaines. Il y a donc des motilités valorisées, qui contribuent à la réussite sociale, et d’autres qui ne le sont pas.
La mobilité comme idéologie paradoxale n’est pas nouvelle. Dès les années 1950, par exemple, dans l’analyse des tables de mobilité sociale intergénérationnelles, ne considère-t-on pas trop souvent la reproduction sociale comme l’indicateur du “ blocage ” de la société et la mobilité comme l’indicateur d’une fluidité sociale ? (Cuin 1983). Depuis son origine, la société industrielle valorise la mobilité sociale, car elle permet de fonder la dynamique collective de développement sur la volonté des individus d’améliorer leur condition socio-économique personnelle. Chacun s’investit dans la production dans l’espoir d’améliorer ses conditions de vie et son statut social sur base de son mérite. Cette conception suppose deux principes. Le premier affirme la liberté individuelle dans la définition et la réalisation du projet statutaire. Le second en appelle à l’égalité de principe des individus afin qu’un statut d’origine prescrit ne puisse plus être une entrave à l'ascension sociale souhaitée. Il s’agit, de manière paradoxale, de tenir un discours égalitaire dans la compétition pour des statuts par principe inégalitaires. Le paradoxe est généralement levé par la mise en œuvre de procédures cherchant à assurer une égalité de départ aux différents acteurs.
La valorisation contemporaine de la mobilité se construit sur la même logique. Lorsqu’elle est rapide et lointaine, elle incarne l’idée de liberté. Par elle, l’individu serait libre d’établir les contacts souhaités sans entraves spatiales ou temporelles. Ce discours laisse entendre que les individus les plus susceptibles d’occuper les statuts sociaux enviés sont également les personnes prêtes à se fondre dans une logique de flexibilité sans entraves. Ainsi, la particularité de l’idéologie contemporaine de la mobilité est de supposer, par glissement de sens, que la mobilité dans l’espace favorise nécessairement la juste répartition des individus dans l’échelle sociale. Il suffirait dès lors de favoriser l’accès pour favoriser un jeu social égalitaire.
La valorisation contemporaine de la mobilité continue à faire reposer sur l’individu la responsabilité de son devenir en niant le fait que des structures sociales sont également à l’œuvre dans les comportements de mobilités, que les mobilités sont contraintes socialement et que les opportunités d’évolution de statut socio-économique auxquelles l’individu répondrait par sa mobilité physique sont tout autant des réalisations d’opportunités souhaitées que des choix par défaut. La mobilité comme incarnation de la liberté, perd, de ce fait, de sa consistance (Montulet 1998).
La mobilité est en elle-même une valeur porteuse de ses propres différentiations. Jouer avec celle-ci dans le sens des valeurs dominantes peut permettre l’acquisition d’un statut social. À l’inverse, la négliger ou l’utiliser à rebours des valeurs dominantes peut entraîner une perte de statut. Dans un monde où la flexibilité est une exigence économique, où le futur est dès lors incertain, les acteurs individuels ont tendance à élargir le plus possible leur potentiel de mobilité, pour palier à toutes transformations non-souhaitées de leurs conditions socio-économiques.
Au même titre que l’argent renvoie au capital économique, le savoir et sa transmission au capital culturel (entendu au sens de « culture-cultivée » et non au sens anthropologique du terme), les réseaux de relations au capital social, nos résultats suggèrent que la mobilité renvoie à la motilité, c’est-à-dire au potentiel de mobilité des acteurs individuels. Or, si la mobilité spatiale devient essentielle dans la construction de la position sociale comme le suggèrent de nombreux travaux, ne peut-on pas considérer que la motilité constitue un capital à part entière ? Les individus peuvent en être faiblement ou fortement dotés, mais surtout ils peuvent en être dotés de différentes manières. La motilité apparaît en particulier comme une ressource indispensable pour se jouer des frictions spatiales et temporelles multiples dans lesquelles chacun d’entre-nous est inséré. On peut en être faiblement ou fortement doté, on peut surtout en être doté de différentes manières et de l’ingéniosité des solutions envisagées et appliquées en la matière vont souvent dépendre la qualité de vie et les possibilités de transformation du statut social de l’acteur.
Boden D. et Molotch H. (1994) “The compulsion of proximity”, in: Friedland R. and Boden D. (eds.) Now Here – Space, time and modernity, Berkeley, Los Angeles, London: University of California Press.
Boltanski L., Chiapello E.(1999) « Le nouvel esprit du capitalisme », Paris, Gallimard.
Canzler W., Kaufmann V. et Kesselring S. (eds.) (2008) Tracing mobilities; Ashgate, Burlington.
Cuin Ch.-H. (1983) Les sociologues et la mobilité sociale, Paris : PUF.
Deleuze G. et Guattari F. (1980) Mille plateaux – capitalisme et schizophrénie 2, Paris : éditions de minuit.
Erikson R. and Goldthorpe J. H. (1992) The constant Flux - A Study of Class Mobility in Industrial Societies, Oxford : Clarendon Press.
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Pour citer cette publication :
Vincent Kaufmann et Hanja Maksim (11 Décembre 2012), « La Mobilité comme capital ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./controverses/488/la-mobilite-comme-capital
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