Cet article décrit un nouveau paradigme, une nouvelle manière de concevoir la recherche en sciences sociales, centrée sur l’étude des interdépendances entre les mouvements de personnes, d’informations, d’images et d’objets.
Au cours des trois dernières décennies, les transformations institutionnelles, géopolitiques et technologiques ont permis un accroissement de la circulation des personnes, des objets et des informations dans le monde entier, tant du point de vue de l’ampleur des déplacements que de celui de leur vitesse, avec des effets inégaux sur les différentes populations et sur leurs environnements. Depuis les années 1990, ce processus a été accompagné par une attention croissante portée aux questions concernant les voyages et les déplacements dans toute une série de disciplines universitaires, en particulier en géographie humaine, en anthropologie et en sociologie. Dans cet article important, Mimi Sheller et John Urry montrent que, par certains de ses aspects, cette croissance d’un corpus de recherche constitue l’émergence d’un paradigme, d’une nouvelle façon de concevoir la recherche en sciences sociales.
Ce nouveau paradigme de la mobilité rompt avec le postulat fondamental des sciences sociales du vingtième siècle d’après lequel « le social » est constitué d’une série de relations particulièrement fortes entre des individus se trouvant dans une situation d’étroite proximité physique. Il soutient au contraire que les technologies du voyage et de la communication ont rendu possible une multiplication des relations à distance, et que ces relations distantes et intermittentes sont cruciales pour la cohésion de la vie sociale.
Dans cette perspective, il est problématique de continuer à parler de sociétés indépendantes dans le sens où l’on parle, par exemple, de la « société japonaise », dans la mesure où d’importantes relations sociales se déroulent au-delà des liens locaux et nationaux. Il devient également difficile d’admettre que les relations sociales impliquent seulement des êtres humains (par exemple en situation de face-à-face), parce que les technologies du voyage et de la communication modifient les conceptions que les personnes se font d’elles-mêmes et de leurs relations avec les autres et avec le monde. Cela ne concerne pas seulement leur identité propre, mais aussi leur faculté à vivre en relation avec les autres et avec leur environnement physique. En s’intéressant à cette dernière dimension, on est conduit à poser de nouvelles questions à propos des inégalités sociales.
En conséquence, selon Sheller et Urry, « le social » comme objet d’étude d’une « sociologie mobile » devrait englober ces ensembles d’êtres humains et d’objets avec leurs restructurations dans le temps et l’espace. Ces ensembles ont pris la forme de réseaux comprenant de multiples nœuds, inégalement connectés entre eux, dans le monde entier. Les êtres humains doivent donc être considérés comme étant mis en réseaux de manière indissoluble avec les machines. Selon le paradigme des nouvelles mobilités, il est indispensable d’étudier la nature systémique de ces réseaux, en prêtant attention à leurs propriétés émergentes. Cela suggère d’être sensible à des processus d’évolution et à des déterminations multiples dans le développement des réseaux de mobilité globale.
Cette façon de théoriser l’univers social a été influencée par nombre de courants, parmi lesquels on peut mentionner la sociologie de Georg Simmel, les études des conditions matérielles de socialité du point de vue des sciences et des technologies (y compris la théorie de l’acteur-réseau), le « tournant spatial » dans les sciences sociales, les écrits sur l’incarnation ( embodiment ) et les « géographies émotionnelles », la recherche sur les réseaux sociaux et la théorie de la complexité.
Sheller et Urry soutiennent que le nouveau paradigme de la mobilité confère une légitimité à de nouveaux objets d’études ainsi qu’à de nouvelles méthodes d’enquête sociologique. Ces dernières comprennent l’ethnographie des micro-interactions en co-présence, l’observation participante et les entretiens avec des personnes en déplacement (« ethnographie mobile » et méthodes mobiles), les « time space diary », les études ethnographiques des mobilités virtuelles et imaginaires sur internet, les méthodes de recherche à propos de l’« atmosphère » ou des « sentiments » liés à des lieux, l’utilisation de photographies et d’objets pour récréer les souvenirs de rencontres et de lieux, la reconstitution, physique ou grâce à des technologies de pistage, de déplacements d’objets (« suivez la chose »), les méthodes pour étudier les dynamiques spatiales et temporelles des lieux de transfert comme les aéroports ou les gares ferroviaires.
Cet article constitue un progrès important pour les théories des mobilités dans la mesure où il développe le remarquable travail de synthèse amorcé par John Urry dans son livre Sociology Beyond Societies , paru en 2000 (la traduction française est parue en 2005 sous le titre : Sociologie des mobilités : une nouvelle frontière pour la sociologie ? ). Publié pour la première fois en 2006, il avait été cité 761 fois en novembre 2012, la plupart dans le champs où la recherche sur les mobilités a reçu l’accueil le plus favorable : tourisme, migrations et diaspora, transport et urbanisme. Son article a également été mentionné dans des articles et des revues traitant des sujets suivants : vieillissement, nouveaux médias, éducation, sécurité, frontières, risque, économie du crime, sport, citoyenneté, géopolitique, cosmopolitisme, invalidité, paysage, infrastructures, architecture, contrôle, énergie, genre, consumérisme, développement durable, globalisation, internationalisme, développement, complexité, théories sociales, changement climatique, travail social, planification, management et méthodes en sciences sociales. Cette vaste liste n’est pas exhaustive, mais sa diversité impressionnante témoigne de l’attraction que le paradigme de la mobilité exerce sur les chercheurs d’intérêts très variés, et de sa capacité à créer un dialogue entre les sciences, les sciences sociales, les arts et les lettres. John Urry a ultérieurement repris les idées exposées ici dans un nouveau livre intitulé Mobilities (2007), ainsi que dans un article écrit avec Monika Büscher, « Mobile Methods and the Empirical ».
Mimi Sheller est l’une des principales théoriciennes des études de mobilité. Professeur de sociologie, elle dirige le Centre de recherches et de politiques sur les nouvelles mobilités (New Mobilities Research and Policy Center) de l’université de Philadelphie, dont elle est la fondatrice. Elle a fondé avec John Urry le Centre de recherche sur les mobilités de Lancaster.
John Urry est professeur de sociologie, co-fondateur et directeur du Centre de recherche sur les mobilités (Centre for Mobilities Research) de l’université de Lancaster. Il est l’auteur de textes fondateurs sur les mobilités comme Sociology Beyond Societies ( Sociologie des mobilités : une nouvelle frontière pour la sociologie ? , Armand Colin, 2005) et Mobilities .
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
En savoir plus xModes de vie
Pour citer cette publication :
Javier Caletrío (11 Décembre 2012), « The New Mobilities Paradigm - de Mimi Sheller et John Urry », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/501/new-mobilities-paradigm-de-mimi-sheller-et-john-urry
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