Nous voyageons plus que jamais et 95 % de nos déplacements dépendent du pétrole. Or la production mondiale de pétrole a atteint son niveau maximum. Dans ce contexte, qu’adviendra-t-il des vies mobiles de demain ? s’interroge le professeur John Urry.
J’aimerais évoquer ici la façon dont la mobilité modifie la structure des relations à travers le monde. De nombreux systèmes de mobilité, qui prennent de l’envergure et de l’importance, influencent la vie des gens. Les déplacements en voiture augmentent énormément. On estime qu’environ un milliard de voitures et de camions se déplacent dans le monde, et, à en croire certains calculs, ils atteindront 2 milliards d’ici quelques décennies. Un livre intitulé "Two Billion Cars" a même été publié à ce sujet. Parallèlement, les voyages en avion ont nettement augmenté. On compte chaque année pas moins d’un milliard de trajets aériens effectués dans un cadre légal. Globalement, les voyages et le tourisme représentent la première industrie mondiale qui inclut non seulement des voyages mais aussi la construction d’hôtels, de centres de conférence, d’appartements, etc.
On estime que ces nombreux déplacements génèrent, avec l’offre d’hébergement qu’ils impliquent, environ un tiers des émissions de dioxyde de carbone. Or ce n’est pas seulement dû à l’augmentation du nombre de vacanciers, mais aussi à la distribution spatiale et à l’éparpillement des proches. Alors que les sociétés tendent à se disperser, les amis, la famille, les collègues et les associés sont plus éloignés les uns des autres. Les gens ont donc moins de chances de tomber sur des connaissances par hasard. C’est pourquoi ils prévoient plus de déplacements, se retrouvent dans plus d’endroits différents… d’où une sorte de dispersion de la population, des activités, des groupes, des réseaux et des rencontres. Ainsi, si l’on considère les gens comme faisant partie d’un réseau social, les membres de ce réseau étant éparpillés, il est clair que leurs rencontres nécessitent une certaine organisation. Faire partie d’un réseau n’est pas de tout repos et est une forme d’accomplissement en soi. Cette tendance au déplacement intensif résulte donc de l’éloignement des différentes catégories de proches, amis, famille, collègues, associés, etc., Ils sont largement éparpillés et par conséquent, pour maintenir les liens familiaux, amicaux, professionnels etc., ils doivent se retrouver plus souvent et donc se déplacer plus souvent. Les réseaux de ces personnes ont beau être d’ordres différents, ils possèdent un facteur commun : la dispersion géographique. Par conséquent, créer ces réseaux et les entretenir exige de l’énergie et de la chance. Cela implique la conjonction de déplacements physiques, de communications, d’informations diverses comme le lieu de la future rencontre, etc.
Pour se retrouver en chair et en os, ce qui arrive encore extrêmement souvent, il faut plus de planification, plus de concertation et parcourir de plus grandes distances… Ces rencontres nécessitent de consommer des « kilomètres alimentaires », un concept devenu familier, mais aussi des kilomètres que l’on pourrait qualifier d’« amicaux », de « familiaux » ou de « professionnels ». Être membre actif d’un réseau social implique donc de parcourir ces kilomètres. Le type d’engagement que l’on a envers les autres, amis ou famille détermine donc le réseau social auquel on appartient mais aussi le type de déplacement et de communication que l’on va privilégier. Si les réseaux se forment, ils doivent aussi se reformer. Un phénomène que je qualifie parfois d’« activation du réseau ». La plupart des études montrent que plus la distance entre les individus est grande, toutes choses égales par ailleurs, plus les gens passeront de temps ensemble et plus la durée des rencontres sera longue. Il existe donc des réseaux sociaux très étendus et qui expliquent le développement de différentes formes de déplacements dans nos sociétés contemporaines. Les voyages d’affaires et professionnels sont les plus connus, et d’ailleurs les campagnes publicitaires des compagnies ferroviaires et aériennes ciblent souvent ce type de voyages. Mais il en existe de nombreuses autres formes. Permettez-moi d’en évoquer quelques-unes.
La première catégorie est celle des voyages des jeunes, parfois appelés voyages de découverte ou « expérience à l’étranger » effectués par les étudiants, les jeunes filles au pair ou d’autres encore. Il s’agit de séjours plus ou moins longs dans un ou plusieurs pays étrangers, au cours desquels de nouveaux réseaux sociaux se forment et se reforment. On compte aussi un certain nombre de voyages médicaux. N’oublions pas que les prémices de ce que l’on appelle aujourd’hui le tourisme étaient en réalité un tourisme médical, à destination des stations thermales d’Europe. Les voyages religieux représentent également une part importante de déplacements. En réalité, ce ne sont pas les Jeux olympiques ou autres manifestations profanes qui motivent les plus grands mouvements de foule, mais bien les fêtes religieuses et visites aux lieux de culte. Les pèlerinages à La Mecque en sont l’exemple le plus frappant. Notons aussi l’importance des voyages des gens à la retraite ou en semi-retraite, qui, non contents de voyager, achètent souvent une propriété à l’étranger. D’où de constants allers retours entre le pays de leur nouvelle maison et leur pays d’origine, où résident famille et amis. Ce type de déplacement d’un nouveau genre, très développé jusqu’à récemment, notamment entre le Nord et le Sud de l’Europe, a participé à l’énorme boom immobilier qui a eu lieu en Grèce et en Espagne. Il existe également des déplacements que l’on pourrait qualifier « d’accompagnement », pratiqués par les voyageurs et des personnes qui les suivent. Je suppose que c’est le cas classique du diplomate accompagné de son épouse, qui doit se charger d’accueillir sur place les invités de son mari ambassadeur, par exemple. Les diasporas se déplacent également beaucoup, par exemple, la diaspora chinoise, les Chinois vivant hors de Chine, estimée entre 25 et 45 millions de personnes constitue une immense société au sein de laquelle les Chinois se déplacent énormément. Elle est aussi à l’origine de la création de nombreux quartiers chinois qui, à leur tour, sont à l’origine de différentes formes de voyages touristiques, etc. Il semblerait que les visites à la famille et aux amis soient aujourd’hui la catégorie de déplacements qui enregistre la croissance la plus rapide. Il ne s’agit pas ici de simple tourisme ni de voyages d’affaires mais bien de visites à la famille et aux amis. Enfin, il existe bon nombre de déplacements forcés : ceux des demandeurs d’asile, des réfugiés, des esclaves… Selon un auteur, il existerait aujourd’hui plus d’esclaves qu’il n’y en avait à l’apogée de la traite des Noirs par les Européens, au début du XIXe siècle.
Si les motifs de déplacement diffèrent, curieusement ils dépendent tous d’appareils rapides et puissants qui transportent les voyageurs. Or quasiment tous ces appareils utilisent le même carburant : le pétrole. Les chemins de fer étant une exception partielle à cette règle. Aujourd’hui, le pétrole fournit % de l’énergie nécessaire aux transports. Donc toutes ces formes de déplacements destinées à renforcer les réseaux sociaux, les liens familiaux, etc., impliquent l’utilisation de pétrole. C’est aussi le combustible de presque tous les navires du monde entier, et notamment des porte-conteneurs qui acheminent de plus en plus de marchandises depuis la Chine vers le reste du monde. Il existe aujourd’hui des porte-conteneurs pouvant transporter jusqu’à 11 000 conteneurs qui constituent de véritables expositions mobiles embarquées. De plus, le pétrole est utilisé pour fabriquer presque tous les produits manufacturés et quasiment toutes les formes de production alimentaire, à travers le « kilomètres alimentaires » mais aussi l’approvisionnement des engrais, l’irrigation, le drainage, etc… Ces différentes formes de déplacement possèdent donc une caractéristique commune : leur dépendance vis-à-vis de moyens de transport puissants. Et, comme presque tous ces moyens de transports consomment du pétrole, le niveau de dépendance pétrolière est stupéfiant.
En temps de crise, le pétrole joue un rôle crucial. Il sert d’énergie de secours lorsque, par exemple, les centrales nucléaires tombent en panne. Or, être tellement dépendant du pétrole est très problématique du fait de l’épuisement de cette ressource. La production de pétrole des États-Unis, qui sont à l’origine de la plupart des schémas de mobilité à base de pétrole, a atteint son maximum en 1970. De ce fait, le pays importe aujourd’hui 75 % du pétrole qu’il consomme. En Chine, la production vient d’atteindre son niveau maximum, alors que la production mondiale par personne l’avait atteint en 1999. Aujourd’hui, de nombreux analystes estiment que la production pétrolière mondiale a déjà plafonné et commencé à décliner du fait de l’épuisement des réserves. Selon le directeur économique de la banque HSBC, nous pourrions ne plus en avoir que pour 49 ans. Le directeur général de Royal Dutch Shell, quant à lui, a déclaré : « Je pense que le pic de production de pétrole facilement exploitable, dit conventionnel, a déjà été atteint ». Enfin, le directeur économique de l’Agence Internationale de l'Energie, Fatih Birol, commentateur de renom dont l’analyse est particulièrement intéressante, affirme que la production de pétrole brut a sans doute atteint son pic vers 2006. On estime qu’il doit y avoir deux trillions de barils de pétrole « conventionnel » et qu’environ la moitié de ces réserves a déjà été utilisée. Ce qu’il y a de plus stupéfiant, à mon sens, c’est le lien qui existe entre l’offre et l’utilisation. Il semblerait qu’aujourd’hui, pour quatre barils de pétrole consommés, un seul soit découvert. D’aucuns pensent que ce rapport va bientôt passer à 10 utilisés pour un. Et effectivement, précision intéressante : Quand-est-ce que les plus grands champs pétroliers ont été découverts ? Dans les années 1960, il y a plus de 50 ans. Dans ce contexte, on peut se demander : quel est l’avenir des vies mobiles ?
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
John Urry (21 Février 2013), « Les déplacements mondiaux sont-ils menacés ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/641/les-deplacements-mondiaux-sont-ils-menaces
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