Le professeur Monika Büscher met en lumière la nécessité d’utiliser des « méthodes mobiles » pour protéger les droits et la vie privée de chacun dans notre société moderne.
En quoi consistent les méthodes mobiles et pourquoi sont-elles nécessaires ? Commençons par une citation de Georg Simmel : "L’arc-en-ciel perdure malgré le déplacement continuel des particules d’eau (…) La réalité est elle-aussi prise dans un flux perpétuel, elle se crée dans et à travers le mouvement." Nous ne le percevons peut-être pas directement, mais c’est là et c’est important. Dans une vidéo de la série "La Grande Bretagne vue du ciel" de la BBC, consacrée à des vues aériennes en Grande-Bretagne, on suit les rythmes du quotidien au travers des trajets effectués par les taxis londoniens. Toute la nuit jusqu’à l’aube, les chauffeurs empruntent les grands axes routiers. Puis, à l’heure de pointe, ils prennent tous les petites routes et se dispersent pour échapper aux embouteillages. Mouvements entravés et immobilités créent la réalité. On peut expérimenter et étudier ces phénomènes depuis la banquette arrière d’un taxi, mais on peut aussi les étudier en prenant du recul depuis les airs pour avoir une vue d’ensemble. Ce sont là deux méthodes mobiles.
Les méthodes mobiles ont toujours fait débat, c’est important à réaliser comme l'illustre un débat des années 1930 entre Margaret Mead and Gregory Bateson, deux célèbres anthropologues qui cancanent sur une collègue.
Mead déclare à Bateson : "Tu as dit : "elle ne sera jamais photographe. Elle se sert de son appareil photo pour voir des choses. Toi, c’est tout autre chose. Tu te sers toujours de l’appareil pour prendre des photos, ce qui est complètement différent." Bateson : "Oui. D’ailleurs, à ce propos, je n’aime pas les trépieds, c’est une corvée." Mead : "Vraiment, tu ne les aimes pas ? " Bateson : "Catastrophique." Mead : "Pourquoi ? " Bateson : "Parce que je pense que le document photographique doit être une expression artistique. " Mead : " Pourquoi ? Si c’est une forme d’art, tu altères la réalité que tu es en train d’étudier ! " Bateson : "Effectivement, elle est altérée. " Préoccupée, Mead répond : " Si tu veux toujours avoir une approche scientifique, tu ne peux pas faire ça, c’est impossible, tu dois saisir la scène de loin. " Et Bateson de répondre : " Pas du tout ! Il faut être au cœur de l’action et suivre son déroulement. " Cet échange se poursuit en débat passionné. Cela devrait paraître familier à la communauté des spécialistes des méthodes mobiles qui reprennent régulièrement cette dispute. Je suis d’accord avec Bateson. Si vous bougez avec votre objet d’étude, vous pouvez analyser la production de l’ordre social de l’intérieur. À propos des films ethnographiques de Jean Rouch, Douglas Macbeth défend par exemple l’idée qu’il est possible de saisir la construction de l’ordre social depuis l’intérieur, notamment en enregistrant sa propre position dans le champ.
Je vais prendre un exemple de mon propre travail de terrain où je cours dans tous les sens et il faut avoir en tête qu’il y a beaucoup de bruit. Il s’agit de simuler une situation d'urgence : la collision entre un train de produits chimiques et un bus scolaire. Les équipes d’astreinte sont appelées sur place. Même si les secouristes savent que ce n’est qu’un exercice, ils le prennent au sérieux et essaient d’organiser une réponse d’urgence. Moi, j’étais là en train de les suivre. Comment vont-ils gérer la situation ? Je pense qu’utiliser une caméra mobile et suivre les sujets d'étude met vraiment en évidence la façon dont les rôles et responsabilités sont accomplis de manière tant active que réflexive. Dans ce cas précis, c’est aussi via les interactions physiques dans l’espace, qu’on enregistre aussi les évaluations des risques dans un environnement très chaotique. C’est une méthode très efficace.
Le recours à la vidéo mobile dans les études ethnographiques n’est qu’un exemple de l’immense champ des méthodes mobiles, qui est en pleine expansion. Il en existe beaucoup d’autres : sondages envoyés sur les téléphones portables en fonction de leur géolocalisation ; entretiens mobiles, à pied, en voiture ou autre. Ou encore des initiatives en matière de design, comme le projet " Copenhagen Wheel " qui équipe des vélos de capteurs environnementaux avec lesquels les cyclistes sillonnent la ville. Les méthodes sont trop nombreuses pour être détaillées ou résumées de manière exhaustive, et trop de chercheurs pour les nommer, sans risquer de froisser qui que ce soit. Pour en savoir plus, le "Mobilities Journal" est une excellente source d’inspiration qui rend compte des recherches en cours et des méthodes mobiles. Deux recueils de méthodes et méthodologies mobiles ont également été publiés. Cette dynamique novatrice est nécessaire car les mobilités mises en lumière par Simmel comme autant d’éléments constitutifs d’ordres sociaux, matériels, politiques et économiques au tournant du XXe siècle se sont multipliées et intensifiées. Chaque année, les citoyens du monde parcourent 23 milliards de kilomètres en avion, en voiture ou en train, et nos mobilités virtuelles, elles aussi en hausse, sont encore plus frappantes. En une heure, plus de 5 millions de statuts sont mis à jour sur Facebook et 10 millions de tweets sont envoyés à travers le monde. Les seules méthodes traditionnelles sont insuffisantes pour étudier correctement ces mobilités éphémères, réparties dans l’espace, multiples, complexes et leurs composants sensoriels, émotionnels, spirituels et kinesthésiques.
L’un des domaines dans lequel le besoin de méthodes mobiles novatrices et d’études sur les mobilités se fait le plus sentir est la sphère privée. Il y a une dizaine d’années, Scott McNealy, alors PDG de Cisco, lançait sa célèbre remarque : " La vie privée n’existe plus ; passez à autre chose !" Avec désinvolture, mais il était aussi très sérieux à ce sujet. Et voilà, plus de dix ans plus tard, nos efforts pour faire évoluer le cadre réglementaire, totalement obsolète, qui régit la confidentialité, les droits d’accès et la protection des données n’ont toujours pas abouti. Les lois actuelles sont impuissantes face à la légèreté avec laquelle les gens gèrent leurs données personnelles et se déplacent physiquement et virtuellement, sans se soucier des traces laissées dans les bases de données. Les utilisateurs refusent de voir le niveau de sophistication atteint par les outils de traitement de données, ou face au niveau de sophistication, telles les technologies de reconnaissance faciale sur Facebook et la mise en ligne de photos. Les précédents sont légion. Il y a deux cents ans, les gens avaient peur de l’électricité et craignaient la surveillance totale que l’éclairage de nuit rendait possible. Mais aujourd’hui, l’échelle des mutations et leurs incidences sur la gestion de la confidentialité et les libertés individuelles sont de toute autre nature.
Chacun de nos mouvements, chacune de nos communications est susceptible de laisser des traces, de créer non pas des ombres visibles, mais invisibles, des données fantômes. Sans que l’utilisateur s’en aperçoive, ces données invisibles sont réparties spatialement et leur accès et à la fois fugitif et invisible. Je suis d’accord avec John Urry : "Les choses les plus importantes aujourd’hui sont invisibles". Cette érosion de la confidentialité et du contrôle des données personnelles est une de ces problématiques invisibles, dont je pense qu’elles sont cruciales. Vous pensez peut-être : "Oh je m’en fiche, j’ai mon profil Facebook et mes points de fidélité, ça n’a pas tellement d’impacts. L'absence de confidentialité n'est pas si terrible, surtout si je peux profiter de publicités et de services ciblés, et d’une plus grande sécurité. " Pourtant les conséquences peuvent être graves. Dans le cas de Jean-Charles de Menezes, elles ont même été fatales. Il a été accusé par erreur de terrorisme sur la base de l’analyse de ses données personnelles, qui l'ont identifié comme un coupable potentiel. Devenir un "faux positif" peut vous paraitre comme étant une situation peu probable. Mais la quantité de données traitée est stupéfiante. Même si le taux de "faux positif" est seulement de 1 %, 18 000 personnes pourraient être faussement identifiées comme suspectes chaque jour.
Si se poser des questions est une bonne chose, agir est encore mieux. Les méthodes mobiles ou les méthodes mixtes, où l’on suit les personnes comme les informations, nous permettent d’étudier la façon dont les gens se battent pour contrôler leurs données personnelles, de localisation notamment. Christian Licoppe et Yoriko Inada ont étudié un cas intéressant, d'appropriation d'un jeu - le Mogi- par ses joueurs. Durant une chasse au trésor dans une ville japonaise, les joueurs cumulent des points. Pour les guider vers les trésors, le jeu utilise la géolocalisation et communique les informations sur chacun à l’ensemble des joueurs. Lorsque des joueurs se trouvent au même endroit, le jeu leur propose de se rencontrer. Or, ils ne se connaissent pas vraiment, ils jouent juste au même jeu. Donc on peut voir les négociations très maladroites qui ont lieu pour leur éviter de rentrer en contact. Voici, par exemple, une conversation entre deux joueurs: Le joueur A dit : "Oh, nous sommes tout près ! " au joueur B qui répond, nerveuse : "Oui, c’est vrai ". Puis le joueur A répond quelques minutes plus tard : "Oh, tu es partie ! ". Et elle répond : "Oui, il fallait que j'attrape mon métro ! " Ce qui est observé ici c’est la sensibilité que les gens commencent à développer vis-à-vis de leurs données fantômes et de la diffusion des données personnelles et des effets que cela peut avoir. Cela montre combien cette situation est émotionnellement et socialement chargée.
Il est essentiel de se servir des méthodes mobiles pour étudier les vies mobiles si l’on souhaite en exposer les complexités, les opportunités et les dangers autrement difficiles à percevoir. Et ce afin de maîtriser les transformations en cours et leurs conséquences sur nos vies, comme les innovations perturbantes que sont le traitement des données personnelles. Une approche analytique de l’étude des mobilités, immobilités et mouvements entravés peut nous aider à comprendre en profondeur les pratiques et implications implications de l’absence de vie privée, à l’instar des études menées par Christian Licoppe et Yoriko Inada. Citer ici Hannah Arendt dans son livre "Les Origines du totalitarisme" peut sembler excessif. Et pourtant… Je crois vraiment que le traitement des données que nous créons collectivement, via nos achats par cartes bancaires, nos déplacements à l’aide de GPS, etc. et les conséquences que cela a sur la condition humaine, de même que l’usage sécuritaire que l’on en fait, sont des problématiques lourdes 151 que nous devrions aborder avec plus de conscience et d’attention. Les méthodes mobiles rendent cela possible. Aussi, les deux questions que je souhaite soulever sont les suivantes : comment étudier la question de la confidentialité et de la vie privée au travers de différentes mobilités croisées, et comment faire peser ces observations au sein de l’innovation et du changement ?
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Monika Büscher (02 Avril 2013), « Des méthodes mobiles pour un monde mobile », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/685/des-methodes-mobiles-pour-un-monde-mobile
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