Ioanis Deroide, agrégé d’histoire, enseignant en prépa-Sciences Po, aborde la question de la représentation des modes de vie et des paysages des espaces périurbains en s’appuyant sur des séries télévisées françaises et étrangères.
Avant d'ouvrir cet aperçu des espaces périurbains dans les séries télévisées, deux rappels peuvent être utiles : d'abord, si certaines séries américaines localisées dans le périurbain ou ayant choisi comme objet le périurbain ont pu rencontrer un grand succès (je pense en particulier à Desperate Housewives ), la plupart des séries télévisées contemporaines, aux États-Unis comme ailleurs, sont des séries proprement urbaines, des séries du centre et non de la périphérie.
Ensuite, le périurbain – lorsqu'il est autre chose qu'une localisation générique, comme dans bon nombre de sitcoms – est dans la plupart des cas abordé à partir de l'urbain et sur le mode de la critique voire de la satire
Pour commencer, regardons comment les séries télévisées mettent en image le déplacement qu'on effectue de la ville centre vers sa périphérie, à l'occasion d'un déménagement ou d'un simple trajet travail-domicile.
Who's The Boss
Dans la scène précédant l'extrait que nous venons de regarder et qui ouvre la série, le héros, un Italo-Américain, nommé Tony Micelli, explique à l'une de ses voisines qu'il doit quitter Brooklyn, où il a toujours vécu, pour protéger sa fille préadolescente de l'insécurité grandissante qui y règne (nous sommes au milieu des années 1980). Le voici donc parti, dans le générique, dans la lointaine périphérie de New York, jusque dans le Connecticut, présenté ici comme un tout autre monde : l'autoroute et son environnement industriel font bien vite place à un cadre où l'habitat de charme, la proximité de la nature et en particulier l'abondance de la végétation sont autant de marqueurs de la qualité de vie. Tout semble réuni pour que commence, comme l'annonce la chanson, une « brand new life », une « toute nouvelle vie », préservée de la violence des grandes cités.
Le 2e extrait a également New York pour point de départ mais nous fait traverser des espaces bien différents.
The Sopranos
Dans la voiture du mafioso Tony Soprano, qui regagne son domicile, nous franchissons les seuils qui séparent l’urbain du périurbain : le Lincoln Tunnel qui permet de quitter Manhattan puis le péage routier de New Jersey Turnpike. Nous laissons progressivement derrière nous la ville centre (on aperçoit fugitivement la skyline de New York et, dans le rétroviseur seulement, les tours jumelles du World Trade Center) et nous pénétrons dans un espace où prédominent trois fonctions très périurbaines : le transport, ici routier, ferroviaire, aérien et même maritime. L'espace est sillonné d'axes s'étendant horizontalement et verticalement (ponts et survols aériens). Ensuite, le stockage, notamment à travers les réservoirs et autres cuves d'hydrocarbures sur lesquelles ont été inscrits des messages appelant à la prudence au volant. Enfin, la production : on aperçoit distinctement une raffinerie et diverses usines aux cheminées fumantes.
De rares monuments se détachent de ce paysage plutôt répulsif : la Statue de la Liberté, aperçue au loin, ainsi que la cathédrale de Newark.
Dans la deuxième partie du générique, l'espace devient plus résidentiel, les rues bordées de nombreux pavillons d'un standing variable d'un plan à l'autre mais homogène à l'échelle du quartier. Seuls quelques commerces de proximité viennent rompre cet ordonnancement monotone. Comme dans Who's The Boss , la végétation se fait plus présente au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre, d'autant plus que dans ces deux séries, les protagonistes habitent des périphéries aisées.
Le 3e extrait de cette première partie nous emmène dans la périphérie de Toronto.
Durham County
Les auteurs de cette série policière ont choisi de nous faire découvrir le comté de Durham, où viennent emménager le héros et sa famille, en mettant en valeur un élément de ce qu'on pourrait appeler le mobilier périurbain : le pylône électrique à haute tension. L'accumulation de ces pylônes, bon exemple d'équipement relégués en dehors des villes-centres donne une dimension graphique au nouveau cadre de vie des protagonistes, un lotissement par ailleurs très générique, en même temps qu'il suggère un danger, une menace.
On voit également ici que les dispositions physiques et psychologiques des personnages – une mère malade d'un cancer, une fille adolescente pleine de mauvaise volonté – contribuent à nous suggérer que ce déménagement est annonciateur de drames.
Le déplacement du centre vers la périphérie se traduit toujours, on le voit, par un changement de décor, pour le meilleur ou le pire.
Observons maintenant d'un peu plus près ces paysages périurbains pour établir, par-delà une certaine diversité, leurs caractères récurrents.
CSI
On peut dire que dans cet extrait l'espace périurbain est abordé visuellement par la diagonale : nous nous déplaçons horizontalement du centre vers l'extérieur, du célèbre Strip de Las Vegas, illuminé par les hôtels et les casinos, à une suburb s'étendant au pied des montagnes. Puis nous effectuons une plongée verticale, du ciel vers le sol puis le sous-sol jusque dans le vide sanitaire d'un pavillon. Ce qui est suggéré ici, c'est que le vrai paysage de la banlieue est dissimulé au regard. Les paisibles lotissements ensoleillés, situés à l'écart de l'agitation du Strip et de ses vices, sont en réalité eux aussi le théâtre de la violence et de la mort, ici figurée par la main d'un squelette pris dans la matière même du bâtiment.
On retrouve cette idée d'une violence prête à surgir dans la série française Braquo .
Braquo
Dans ce paysage immobile de rue déserte, encore figé par le soleil, un triple meurtre peut être commis en quelques instants, en toute impunité. Dans la suite de l'épisode, on verra éclater une véritable fusillade dans ce décor figé, un déchaînement de violence qui se conclura par un retour au silence initial, une fois qu'une bande de gangsters aura pris l'ascendant sur l'autre et aura quitté les lieux, ne laissant derrière elle que des cadavres.
Dans CSI, dans Braquo et dans la majorité des séries, la rue pavillonnaire est bien le paysage emblématique du périurbain.
Misfits
Avec Misfits, une série pour adolescents tournée à Thamesmeade, à 15 km environ du centre de Londres, nous changeons de décor. Dans ces quelques images tirées du 1er épisode de la série, c'est un grand ensemble qui se donne à voir, caractérisé par la présence de 4 tours d'une douzaine d'étages surplombant un plan d'eau. Un vaste territoire marqué une fois encore par une faible présence humaine, ce qui permet aux scénaristes d'imaginer qu'un phénomène extraordinaire puisse survenir sans autres témoins que les personnages principaux. Ici, un orage surnaturel qui va doter les protagonistes de super-pouvoirs.
Kaseifu No Mita
On retrouve l'idée d'isolement, sur un mode bien plus introspectif et contemplatif, dans Kaseifu No Mita, une série japonaise qui se déroule notamment sur les berges d’une rivière. Ce type de paysage, de berge, de rivière ou de fleuve, sont fréquemment représentées dans les séries japonaises, animées ou en prises de vue réelles, et sont abordés comme des lieux de retraite comme de cachette, de solitude, du fait de l'absence de bâti qui les caractérise souvent, les cours d'eau étant sujets à des crues régulières.
Ici, les espaces périurbains sont donc davantage au contact avec la nature.
Autre continent, autres paysages, ceux qu'on aperçoit dans les premières secondes dans la grande telenovela brésilienne de 2012, en terme d'audience et d'impact médiatique : Avenida Brasil .
Avenida Brasil
La série tire son nom d'une autoroute urbaine qui relie le centre de Rio de Janeiro à ses périphéries de l'Ouest. Le quartier fictif de Divino où se déroule l'essentiel de l'intrigue présente pour nous Européens l'intérêt d'offrir un autre visage de la plus célèbre métropole brésilienne. On y retrouve les clichés du football, de la chaleur, de la convivialité, de la fête mais sans les paysages de carte postale des plages ou du Corcovado et en mettant l'accent sur les lieux et les activités du quotidien des classes moyennes et populaires, ce qui est rare pour une telenovela . On note également la représentation des mobilités dans cet espace, à travers les automobiles qui empruntent cette « avenue Brésil » mais aussi à travers les transports en commun.
Cet extrait nous donne aussi un aperçu des sociabilités périurbaines, que nous allons maintenant étudier de plus près.
Suburgatory
Suburgatory, un mot-valise construit à partir des termes anglais pour « banlieue » et « purgatoire », est le titre d'une comédie dont la création a été permise par le succès de Desperate Housewives .
Comme son aînée, cette série propose une satire des mœurs périurbaines, à une différence près. Si la suburb de Wysteria Lane est le centre du monde de Desperate Housewives , les héros de Suburgatory sont des New Yorkais endurcis transplantés en banlieue, d'où le choix de ce générique construit selon un parallélisme qui fait ressortir dans la vie de banlieue la part prépondérante des activités de loisirs pratiquées en groupe.
Si la Big City est le lieu d'un certain anonymat, chacun étant dissimulé dans la foule, la suburb est le lieu du regard permanent posé par ses voisins et sur ses voisins, un lieu où les sociabilités sont démonstratives et « flashy », à l'image des tenues vestimentaires qui sidèrent les amis new yorkais venus rendre visite au héros, George.
Weeds
Dans la comédie noire Weeds , le trait satirique est plus appuyé comme le montre son célèbre générique. L'identité des rythmes de vie et des destins est ici la cible des moqueries : comme nous le dit la chanson du générique : Tous habitent les mêmes maisons de pacotille et tous deviendront médecins, avocats ou cadres supérieurs
A la fin de la 3e saison, un incendie de forêt (nous sommes en Californie) ravage la banlieue. L'héroïne, Nancy Botwin, est soupçonnée par ses proches d'être responsable de cette catastrophe à cause de son implication dans le trafic de marijuana. Mais sa réponse nous ramène à une explication beaucoup plus simple : ce désastre est le résultat de facteurs naturels, comme le climat sec, et les vents violents, mais surtout, comme le dit Nancy à la fin de cet extrait, de la trop forte densité de population dans cette région boisée, c’est-à-dire, en substance, de la périurbanisation.
The Slap
Le dernier extrait nous conduit en Australie, dans la périphérie de Melbourne. Un barbecue est organisé en l'honneur de Hector, Australien d'origine grecque, qui fête ses 40 ans. A travers cette scène, The Slap nous fait découvrir une communauté multiculturelle, comprenant notamment un aborigène converti à l'islam, et plus diversifiée socialement que ce qu'on voit dans les séries américaines.
Cette société mélangée n'est cependant pas exempte de tensions et de déviances : Hector est adultère, ses invités ne s'apprécient pas tous et au lieu de la convivialité qui devrait régner en pareille circonstance, l'irritation s'accumule jusqu'à ce qu'un geste – la gifle qui donne son titre à la série – fasse voler en éclats ce groupe d'amis et de voisins.
Les séries télévisées nous présentent donc une vision du périurbain qui n'est guère flatteuse : entre vide et violence, conformisme et actes délictueux voire criminels. « Les apparences sont trompeuses », telles semble être la maxime répétée à l'envi. Il ne faut donc pas se tourner vers les séries pour une approche fine, nuancée ou même réaliste du périurbain. Par contre, on peut porter au crédit des séries d'avoir ancré le périurbain dans nos représentations, de lui avoir donné corps, même s'il ne s'agit que d'un corps d'images, et d'en avoir fait l'un des lieux de prédilection de l'imaginaire contemporain.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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Pour citer cette publication :
Ioanis Deroide (30 Avril 2013), « Les modes de vie dans le périurbain vus par les séries TV », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/734/les-modes-de-vie-dans-le-periurbain-vus-par-les-series-tv
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