22 Mai 2013
Sous le terme unique de nomadisme, on retrouve diverses catégories de personnes mobiles : Rroms, routiers, forains, travailleurs saisonniers… Une nouvelle catégorie s’est ajoutée à cette liste depuis quelques décennies : les néo-nomades ou “travellers”. Spécialistes de cette question, un photographe professionnel et un universitaire font un état des lieux.
Ferjeux van der Stigghel
Non, la crise n’est pas le seul facteur car on peut rejoindre le monde des néo-nomades, notamment, pour toutes sortes de raisons. Ce qui les réunit est une vraie philosophie, la recherche d’une certaine forme de liberté. C’est tout un état d’esprit de pouvoir changer sa vie du jour au lendemain. L'économie reste au cœur de la société développée d’aujourd’hui ; le néo-nomadisme est peut-être révélateur des changements possibles dans celle de demain : comment s’organiser autrement, comment organiser la survie, mais aussi comment réduire les coûts. Par exemple, leurs camions sont leur habitation, donc ils ne payent pas de loyer, et ils rapprochent leur habitation de leur lieu de travail.
Arnaud Le Marchand
Le développement du nomadisme dans les pays développés est antérieur à la crise économique actuelle. Il est lié à des changements dans les organisations industrielles (sous-traitance, désintégration des entreprises de réseaux, retour du commerce itinérant, logistique juste-à-temps, etc.), à la propagation générale de la précarité et de l’intermittence qui ont débuté dès la fin des années 70. La crise en cours accélère sans doute ce processus, mais elle ne l’a pas créé.
On peut le relier à la crise de l’État-Providence, pour le phénomène des néo-nomades, comme pour celui des squats. Il y a aussi une dimension non-économique, plus culturelle – rejet des villes, pratique des festivals rock et de la musique techno – ou plus politique, autour du renouveau libertaire ou “post-anarchisteˮ, pour employer une terminologie américaine.
F. V
Pour les néo-nomades en Europe, on peut parler du thatchérisme comme facteur explicatif important. Là où je rejoins Arnaud Lemarchand, c'est qu’en élargissant le sens du nomadisme contemporain, on peut sortir du champ économique. Aux États-Unis (où l’existence de grands espaces a suscité une pratique sociétale de la mobilité), le changement et la mobilité sont perçus comme une force, un gage d’adaptabilité. En Europe, la mobilité est vue comme une fragilité, et on accepte mal l’idée qu’on puisse changer complètement de métier, par exemple.
Ferjeux van der Stigghel
Ils suscitent souvent incompréhension et peur de l’autre. Chez les néo-nomades, il y a un paradoxe dans leur choix de vie : leurs habitats mobiles sont invisibles dans le rural ou le périurbain, alors que leurs compétences font qu’ils sont intégrés professionnellement. L'invisibilité et la visibilité font partie d’une vérité qui contredit les idées reçues sur le nomadisme d'aujourd'hui.
Il suffit de regarder le quotidien des néo-nomades et de s’éloigner du spectaculaire médiatique pour se rendre compte qu’ils sont comme nous, avec les mêmes préoccupations – notamment quand ils ont des enfants – mais avec d’autres contraintes et d’autres obligations. La crise aidant, nous sommes tous plus attentifs à l’alternatif, celui des néo-nomades. Mais à mon sens, cet alternatif est en fait à l'image de notre société : chaotique et organisé, mobile et sédentaire, marginalisé et intégré.
A. L
Oui, on peut ajouter un autre point. Beaucoup de “sédentaires‟ craignent de devoir devenir nomades, ou pire SDF, en raison de la crise et des mutations qu’elle engendre. Que cette crainte soit fondée ou pas, elle nourrit un rejet, angoissé, de ceux qui sont déjà “partis‟ et à qui on a peur de devoir ressembler. C’est parce qu’ils ne sont pas si différents d’eux que certains en ont peur.
Arnaud Le Marchand
L’État se méfie des nomades car ils sont difficiles à contrôler. Il y a une défiance, parfois impensée, de l’administration à l’égard de ces groupes, qui fonde une partie de l’hostilité. Ensuite, il y a le soupçon de concurrence déloyale, exercée par les nomades contre les sédentaires, même si elle est généralement démentie par les faits. Les commerçants sédentaires accusent parfois les forains de pratiquer des prix plus faibles, parce qu’ils ont des coûts de revient moins importants, ce qui est discutable, d’autant que les forains n’ont pas de droit d’enseigne (protection de la marque). Les employeurs peuvent aussi se méfier de salariés susceptibles de les quitter rapidement en cas de désaccord, ou s’il y a une meilleure offre ailleurs. Il y a, enfin, des restes d’hygiénisme qui les rendent toujours suspects, sur le plan sanitaire.
Or, la plupart des nomades, sont, à mon avis, dans la société et l’économie, ils assument toute une série de fonctions, servent de variables d’ajustement.
Et leur rôle culturel pour être dénié n’en est pas moins essentiel, dans l’histoire du cinéma, comme dans celle du spectacle vivant.
F. V
Là aussi je rejoins Arnaud Lemarchand, et je reprends l’exemple comparatif entre ce qui s’est développé en Europe – en particulier au fil de l’histoire des nomades et de leur marginalisation systématique – et ce qui s’est développé aux États-Unis, où la mobilité ne fait pas de vous un marginal. C’est bien une question d’angle de vue et pour moi, le “néo-nomade” est le miroir exact de notre société, avec ses qualités, ses défauts et ses contradictions.
Ferjeux van der Stigghel
Cette question a été au centre d'un débat du collectif Noland’s Man, depuis le lancement à la fin de 2012 d’un projet sur les néo-nomades avec le Forum Vies Mobiles. Ce qui en ressort est que le néo-nomade est l'expression de la périurbanité. Le périurbain est une zone qui se transforme en permanence mais qui reste toujours à la marge ; il voit disparaître les anciennes structures et en émerger des nouvelles, et représente donc une forme d’“entre deux‟, de bordure. Alors, étant donné que même symboliquement, les travellers sont toujours en bordure, ils sont l’expression même de la périurbanité.
Cela dit, on vit dans une époque où tout le monde est à la fois mobile et sédentaire et donc, pour moi, le nomadisme est une étiquette qui au fond n’a plus vraiment de sens…
Arnaud Le Marchand
Particulier au sens d’extrême, ils représentent une version de la mobilité urbaine poussée à son maximum pour certains – ceux qui vivent en camion –, tandis que d’autres, les habitants de yourtes, par exemple, sont dans une fuite de la ville et de l’architecture moderne qui peut les rapprocher des péri-urbains. Cependant, ils forment parfois une “ville‟ au milieu des champs, à l’occasion de rassemblements, ou participent de la vie des interstices des villes, de façon discrète, furtive mais réelle, comme les forains ou les ouvriers nomades.
Pour certains, ce n’est peut-être pas vraiment un choix, mais une situation subie, ou le résultat de ruptures (familiales, professionnelles, etc.). Pour d’autres, les jeunes, mais pas seulement, cela permet de se former, de trouver sa place dans le voyage, voire un véritable mode de vie, pour des raisons culturelles.
F. V
Nous sommes en retard sur la place du migrant dans la société européenne. Les politiques sécuritaires y sont pour beaucoup, en définissant le migrant comme celui qui doit se conformer pour “s’intégrer”. Or, on peut inverser cette vision car le migrant – nomade ou néo-nomade – est porteur de renouvellement et de transformation. Son mode de vie pourrait donc être perçu non comme quelque chose qu’il faudrait adapter pour se conformer aux canons de la société, mais comme un potentiel pour une société qui doit se transformer si elle veut évoluer.
Pour citer cette publication :
Ferjeux van der Stigghel et Arnaud Le Marchand (22 Mai 2013), « Nomadisme et néo-nomade », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./regards-croises/764/nomadisme-et-neo-nomade
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