En quelques décennies, le voyage d’affaires est devenu la norme dans le monde professionnel. Comment s’est produite cette évolution ? Est-il possible de revenir en arrière ? Telles sont les questions que se pose James Faulconbridge
Je vais vous parler aujourd’hui du voyage d’affaires et du rôle incontournable que les déplacements professionnels jouent désormais dans la vie quotidienne de nombreux actifs. Que l’on travaille dans une grande banque d’investissement, une agence marketing ou même dans le monde universitaire, comme beaucoup d’intervenants qui prennent la parole dans ces vidéos, les voyages font partie intégrante de notre vie professionnelle. Nous sommes régulièrement sur les routes ou entre deux aéroports, nous parcourons le monde entier sans vraiment envisager que notre vie professionnelle puisse se dérouler autrement.
Le problème est bien sûr que les voyages d’affaires entraînent toute une série de conséquences diverses Les chefs d’entreprise se préoccupent du coût de ces déplacements, mais aussi des risques qui vont de pair avec eux. La récente éruption du volcan islandais montre bien en quoi une paralysie des transports peut poser toute sorte de problèmes à des entreprises dont les activités sont interrompues parce que leurs employés toujours en déplacement se retrouvent immobilisés. Pour les voyageurs, les déplacements comportent aussi nombre de conséquences. Que l’on pense par exemple aux conséquences sociales : le foyer qu’on laisse derrière soi, les perturbations que cela peut causer, notamment pour les enfants. Citons également les désagréments et difficultés que rencontrent les voyageurs qui essaient de travailler au cours de leurs déplacements. Sur un autre plan, on peut aussi penser à l’empreinte carbone des déplacements professionnels. Pour les particuliers comme pour les entreprises, les émissions de CO2 engendrées en particulier par les transports aériens, constituent un sujet de préoccupation croissant, qui appelle une réponse collective, au titre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), mais aussi un engagement individuel pour construire un futur plus soucieux de l’environnement et d’un développement durable. Dans ce contexte où les déplacements sont une expérience tout à fait banale mais aussi une source de problèmes, il ne faut sans doute pas s’étonner d’entendre souvent des employeurs et des salariés exprimer le désir de moins voyager. Les salariés aspirent à passer moins de journées de travail en déplacement, les chefs d’entreprise à consacrer moins de temps et d’argent à envoyer leurs collaborateurs aux quatre coins du monde. Mais ce que nous apprennent les études sur le sujet aussi bien que le simple bon sens, c’est que, d’une manière générale, les déplacements se sont accrus considérablement au fil du temps et plus particulièrement au cours des trente à quarante dernières années. Je voudrais m’interroger ici sur ce qui a conduit à faire du voyage une pratique si profondément ancrée et si généralement répandue dans la vie professionnelle. Comprendre cela peut permettre d’expliquer non seulement pourquoi les voyages ont pris une telle importance mais aussi pourquoi il est si difficile d’inverser la tendance et d’arrêter de voyager, quand bien même nous le souhaiterions.
En premier lieu, quelques mots sur l’essor des voyages d’affaires. Que nous apprennent les grandes tendances et les données dont nous disposons à ce sujet ? On sait bien qu’il est difficile d’avoir accès aux données statistiques sur le voyage : elles sont en général détenues par les agences de voyage spécialisées qui refusent de les communiquer. Nous pouvons néanmoins examiner certains types de déplacements professionnels et dégager quelques tendances principales, afin d’obtenir une image globale de ce qui s’est passé depuis trente à quarante ans. Prenons le cas du transport aérien, qui est la forme de déplacement le plus communément associée au voyage d’affaires dans un contexte international. Les études à ce propos suggèrent que 20 à 40 % des vols sont des déplacements professionnels. Ce pourcentage, sur la base des données de la Banque Mondiale (2012), permet de conclure qu’il y a chaque année entre 3,5 et 7 milliards de voyages en avion effectués à des fins professionnelles. On mesure dès à présent l’importance prise par le voyage d’affaires pour les pratiques de mobilité, mais aussi eu égard aux dilemmes évoqués plus haut, d’ordre social, environnemental et économique.
Nous avons donc là un premier constat permettant d’évaluer l’importance prise par les voyages d’affaires. Mais nous pouvons sans doute aller plus loin pour dégager des tendances concernant les voyages. Ainsi par exemple, l’enquête de Barclaycard sur les voyages d’affaires (« Barclaycard Business Travel Survey ») a étudié les déplacements d’un groupe de cadres qu’elle a suivis dans le temps pour comprendre leurs pratiques du voyage. Cette enquête a démarré au début des années 1990 et, pour les années comprises entre 1996 et 2006, elle a fait apparaître une hausse significative de + 32 % des distances parcourues. Elle fait donc état d’une augmentation sensible du temps que ces cadres ont passé en déplacement durant cette période. On remarquera qu’à la date où s’arrête l’enquête, en 2008, au moment de la crise financière et de la récession mondiale, il semble que les cadres n’aient eu aucunement l’intention de réduire leurs déplacements malgré les conséquences économiques de la crise mondiale. Il faut sans doute voir là une preuve de l’importance et du caractère incontournable qu’ont pris les déplacements dans la vie professionnelle d’aujourd’hui : il s’agit d’une pratique que l’on ne peut ni supprimer, ni remplacer, malgré les pressions d’ordre économique, social ou autre. On peut aussi envisager les transports aériens dans un contexte national et s’interroger sur l’importance du voyage d’affaires pour l’économie d’un pays. L’enquête britannique sur les vols internationaux (« UK International Passenger Survey ») fournit des données sur les arrivées et les départs en avion sur le sol britannique pour raisons professionnelles. Cette enquête montre qu’entre 1970 et 2010, le nombre annuel de départs et d’arrivées, depuis ou vers le Royaume-Uni, pour des raisons professionnelles, est passé de 2 à 9 millions dans les deux cas. Soit un gain de millions d’arrivées et de 7 millions de départs pour la période allant de 1970 à 2010.
Une fois encore, le recoupement de ces différentes données confirme l’essor significatif des voyages d’affaires, toujours plus importants, toujours plus proliférants, mais aussi, comme je l’évoquais au début de cette vidéo, toujours plus problématique. Que conclure de tout cela ? En un sens, il n’y a là rien de surprenant. Si l’on considère la mondialisation qu’a connue l’économie au cours de ces quarante dernières années, on pouvait bien s’attendre à cette croissance du nombre des voyageurs et des voyages d’affaires. Mais si l’on met cette tendance et cet essor en rapport avec la mondialisation de l’économie, une nouvelle série de questions surgit, notamment à la lumière des révolutions technologiques qui ont eu lieu au même moment que la mondialisation industrielle. Les progrès de la visioconférence amènent par exemple à se demander pourquoi les moyens de communication virtuelle n’ont pas commencé à remplacer la pratique du voyage d’affaires.
Attardons-nous un instant sur cette question qui est au cœur des discussions en ce domaine. Au début du nouveau millénaire, vers l’an 2000, on croyait fermement que la visioconférence, le développement de Skype et des technologies de l’Internet feraient diminuer les besoins de déplacements professionnels par un effet de substitution en vertu duquel les actifs voyageraient moins et passeraient plus de temps à travailler ensemble sur un mode virtuel. Ces technologies ont incontestablement gagné du terrain, mais on ne peut pas constater l’effet de substitution attendu. De nombreux chercheurs en viennent maintenant à dire que la visioconférence joue en quelque sorte un rôle d’auxiliaire de la mobilité en ce sens qu’elle est utilisée pour favoriser des interactions plus fréquentes entre des professionnels très éloignés les uns des autres, mais qu’elle ne remplace pas la nécessité du face-à-face. La fréquence des voyages reste donc la même, la visioconférence procurant une nouvelle opportunité d’interaction en plus des rencontres réelles. Ce constat a suscité un certain étonnement dans la littérature spécialisée : la substitution tant attendue n’ayant pas eu lieu, il faut se demander pourquoi et comment expliquer ce phénomène. Ce sera l’objet du reste de cette vidéo : tenter de comprendre pourquoi la transformation des déplacements professionnels au cours des 10 à 15 dernières années ne s’est pas produite et dans quelle mesure il faut mettre ce fait en relation avec les problèmes soulevés par les conséquences sociales et environnementales des voyages d’affaires. Attardons-nous donc encore un peu sur cette question.
Une première explication de l’incapacité de la visioconférence et des autres modes d’interaction virtuelle à remplacer les voyages d’affaires est d’ordre technologique. Ces nouvelles techniques ne permettent pas une rencontre d’une richesse comparable comparable à celle d’un face-à-face, fait d’échanges de regards, d’expression corporelle et tout ce que cela révèle à propos de nos relations. Il y a dans ces explications un aspect dont l’importance est de plus en plus grande. Nous savons tous que le face-à-face est un type de rencontre très différent de celle qui a lieu par écrans interposés. Il me semble néanmoins que ce n’est là qu’un aspect permettant d’expliquer pourquoi le problème des voyages d’affaire, si l’on veut voir là un problème, demeure identique. Essayons d’envisager les voyages d’une manière différente. Essayons de les considérer non pas seulement comme un moyen technique, fonctionnel, qui nous permet de faire des affaires, mais comme un phénomène culturel, comme transférant des significations culturelles particulières et communément admises dans le monde de l’entreprise. Qu’est-ce que ce point de vue nous apporte ? En quoi peut-il permettre de mieux comprendre cet essor ininterrompu du voyage d’affaires ?
Une des idées que je voudrais soutenir est qu’au cours des 30 dernières années environ, nous avons assisté à la production de valeurs culturelles, de modes de pensée et de discours qui font du voyage une pratique normale, nécessaire et évidente. Si vous voulez réussir professionnellement, il faut voyager. Ce discours culturel est né en différents lieux, mais il en est peut-être un qui doit retenir notre attention : l’industrie des transports elle-même. Les compagnies aériennes, notamment, diffusent un discours qui érige l’homme d’affaires qui voyage en un modèle de réussite professionnelle. On en trouve une illustration dans les travaux de Hudson, qui a étudié dans une perspective historique le discours publicitaire de la compagnie British Overseas Airlines Corporation et l’image du voyageur d’affaires qu’il construit. Ce discours publicitaire décrivait l’homme d’affaires brillant – qui voyage en première classe ou en classe affaires – comme quelqu’un qui assurait la réussite de l’entreprise pour laquelle il travaille. De là l’idée que les entreprises avides de succès doivent employer ces voyageurs, modèles de réussite et d’efficacité. Ces publicités sont apparues dans les années 1970 et ont commencé à se diffuser dans la culture populaire, imposant l’idée que l’homme d’affaires qui voyage est un cadre qui réussit.
L’exemple le plus récent nous est peut-être donné par le film « In the air », avec George Clooney, qui déconstruit en quelque sorte le glamour associé au voyage d’affaires. Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’on ait réalisé tout un film autour de l’aspect glamour du voyage d’affaires et de ce qui l’accompagne. Cela fait désormais partie intégrante de la conception normale du quotidien des hommes d’affaires brillants, et il est très difficile de s’affranchir de cette représentation culturelle pour lui substituer la visioconférence. Les cadres sont désormais convaincus qu’il faut voyager pour réussir. Les entreprises se glorifient de la mobilité de leurs cadres et s’en servent pour construire leur image d’entreprise qui réussit. Ce type de discours culturel élaboré depuis 20 ou 30 ans est à mon avis aussi important pour comprendre la croissance continue des voyages que l’explication fonctionnelle qui se concentre sur les possibilités et les limites de la technologie. Je suis donc convaincu qu’il nous faut adopter des méthodes plus diversifiées pour appréhender le rôle du voyage si nous voulons vraiment affronter certains des défis évoqués au début de mon intervention. Je vais donner quelques exemples de la puissance de cette logique culturelle. À bien des égards, la culture du voyage considéré comme clé du succès professionnel est inscrite, par exemple, dans les contrats de travail des salariés. Nous y trouvons des clauses imposant aux employés d’être mobiles : « En travaillant pour cette entreprise, vous devez accepter de voyager ». Certaines procédures d’avancement récompensent la mobilité.
D’après une enquête menée auprès des collaborateurs du Groupe de la Banque Mondiale par Espino et ses collègues (2002), 69 % des personnes interrogées estimaient que leurs perspectives de carrière seraient compromises si elles n’acceptaient pas de voyager intensément. Ce type de phénomène structurel, conséquence des discours culturels que je viens de décrire, est à mon avis un facteur d’explication aussi important que les possibilités et les limites de la technologie. En conclusion, que retenir de tout cela ? À un premier niveau, ainsi que je l’ai laissé entendre tout au long de cette vidéo, une explication culturelle du rôle des voyages dans le monde professionnel nous aide à comprendre pourquoi nous avons les préoccupations économiques, sociales, environnementales évoquées au début de mon intervention. Nous savons tous que les déplacements produisent du CO2 et que nous devrions nous efforcer de moins voyager, et pourtant, nous semblons incapables de le faire : ce paradoxe relève autant des mécanismes culturels qui nous poussent à vouloir voyager et en sentir la nécessité, au même titre que des explications fonctionnelles.
À un autre niveau, en allant plus loin, nous pouvons réfléchir à la façon dont cette explication des voyages d’affaires peut nous permettre d’élaborer différentes stratégies pour essayer de réduire nos déplacements si nous le voulons. En d’autres termes, nous ne devons pas seulement investir dans de nouvelles technologies, nous devons penser à : a) dévaloriser les discours culturels qui suscitent le besoin de voyager ; b) produire de nouvelles représentations culturelles qui fassent apparaître la visioconférence et les autres formes d’interaction virtuelles comme des symboles de réussite, des pratiques professionnelles tout aussi légitimes que les voyages. En somme, une nouvelle manière de représenter la vie professionnelle. Je vais donner un exemple pour illustrer l’importance des enjeux. Si vous proposiez de négocier un gros contrat avec un client par visioconférence, plutôt que d’aller le voir dans son bureau, vous seriez probablement considéré comme étant en décalage par rapport à la culture dominante dans le monde des affaires. Vous risqueriez de compromettre vos chances de réussite. Mais si de nouveaux modes de pensée s’imposaient, selon lesquels les technologies virtuelles seraient synonymes d’efficacité professionnelle, on pourrait évoluer vers une situation plus propice à une véritable réduction des déplacements professionnels. Bien évidemment, cette dévalorisation des discours culturels existants et l’élaboration d’une nouvelle culture de la mobilité est loin d’être simple à réaliser. De ce point de vue, le voyage d’affaires est vraiment emblématique des pratiques de mobilité et nous aide à comprendre comment celles-ci sont désormais inscrites dans notre vie quotidienne, dans la sphère professionnelle comme personnelle.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
James Faulconbridge (28 Mai 2013), « Pourquoi ne peut-on plus se passer des voyages d’affaires ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/782/pourquoi-ne-peut-plus-se-passer-des-voyages-daffaires
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