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La mobilité en Chine de 1949 à nos jours

Par
Jean-Philippe Béja (Chercheur)
13 Novembre 2019

Pour le régime communiste qui s’installe à Pékin en 1949, mobilité est synonyme de désordre. Dès son accession au pouvoir, le Parti classe la population pour mieux la contrôler : les membres des « classes exploiteuses » sont sujets à de nombreuses restrictions, tandis que les classes « rouges » doivent les surveiller. Mais dès 1958, le contrôle est généralisé et les déplacements limités pour tous. Pourtant, la mobilité s’est peu à peu installée dans la vie quotidienne des Chinois : des cadres d’entreprises rentrent chez eux chaque week-end en avion ; les classes moyennes rejoignent leurs maisons de campagne en voiture ; la voiture individuelle a remplacé la bicyclette dans les villages. Loin de marquer la fin du contrôle cependant, le revers de cette liberté est une surveillance d’une ampleur inégalée. Jean-Philippe Béja retrace l’histoire de 70 ans d’émancipation sous contrôle.






Pour le Parti Communiste chinois, qui arrive au pouvoir en octobre 1949, la mobilité a quelque chose d’inquiétant. L’un de ses objectifs est d’étiqueter l’ensemble de la population selon les classes sociales auxquelles chacun appartient. Pour pouvoir étiqueter les gens, il ne faut pas qu’ils bougent trop. Il apparaît que cette mobilité est un peu inquiétante, donc il faut essayer d’y mettre fin, parce qu’on va mettre en œuvre à partir de 1951, dans l’ensemble du pays, la réforme agraire. Dans un premier temps, pour empêcher les déplacements, il s’agit d’étiqueter les gens : ils doivent rentrer chez eux pour pouvoir avoir droit à leurs terres. Et dans une certaine mesure, beaucoup sont très heureux de rentrer chez eux, pour pouvoir enfin jouir de la propriété qu’on leur a promise. Il y a donc une espèce de mouvement spontané de retour vers les villages.

Petit à petit va se mettre en place un système, qui sera généralisé plus tard, mais qui au départ est destiné aux propriétaires fonciers, aux ennemis de classe et aux éléments contre-révolutionnaires : ce sont les premiers hukou. Le hukou est une espèce de livret de résidence qui dit : « Vous êtes né dans tel endroit, vous êtes donc un résident de ce village, et vous appartenez à telle classe sociale. » C’est au début simple : Les seules classes sociales qui doivent avoir un hukou sont les classes ennemies. Vous êtes propriétaire foncier et votre hukou est à Lijiacun, village des Li, dans la province du Shanxi, et vous devez y rester. Quand vous vous baladez, on va vous demander : « Faites-moi voir votre hukou. » C’est-à-dire le livret qui représente ce livret de résidence. Vous avez besoin de cette lettre pour aller ne serait-ce qu’au canton. Bien sûr, si vous voulez aller travailler dans une usine, il faudra que le chef du village ou le secrétaire du comité du Parti du village, de la commune, de l’équipe de production, vous donne une lettre pour que vous ayez un emploi. Il faudra un emploi, et c’est seulement si vous avez un emploi dans telle ville, à la capitale provinciale par exemple, que vous pourrez y aller. Mais peut-être sans votre femme ni vos enfants.

Dans les premières années du régime, jusqu’en 1958, ce hukou est réservé aux classes hostiles. On contrôle les accès des villages. La Chine n’était alors pas développée, mais dans les villes, il y avait tout de même des autobus et, pour les riches, des voitures. Un certain nombre de voitures vont être immédiatement prises par les dirigeants du Parti : évidemment les dirigeants du Parti ont besoin, pour servir le peuple, de se déplacer, donc on réquisitionne les voitures aux riches. Mais en même temps, comme on a besoin dans les premières années de la collaboration de la bourgeoisie nationale, on laisse aussi des autobus, beaucoup de camions, et bien sûr tout ce qu’il y a dans les campagnes : des charrettes, des brouettes, etc. J’ai été en Chine en 1976 : jusqu’à cette époque, il y avait encore beaucoup de charrettes à chevaux dans les villes.

Il y a des aussi trains en Chine, il ne faut pas exagérer. Il y a 39 000 km de voies ferrées en 1949, c’est-à-dire à peu près autant qu’en France dans les années 1960 – la Chine est tout de même environ vingt fois plus grande que la France. Les gens peuvent prendre le train, mais il faut avoir un certain nombre d’autorisations.

Il faut bien faire la différence entre les campagnes et les villes. Dans les villes, et notamment les villes industrielles, le Parti communiste va essayer de transformer les villes parasites – Shangaï est une ville qui consomme énormément, où il y a des nightclubs, des choses comme ça – en villes productrices. Pour cela, il faut avoir des ouvriers, mais il faut aussi les loger. C’est alors la période de la planification : on va avoir entre 1953 et 1958 le premier plan quinquennal inspiré de l’Union Soviétique. On crée une usine, la danwei, et cette danwei a autour d’elle les logements pour les ouvriers et les magasins dans lesquels ils vont s’approvisionner. Dans la période du premier plan quinquennal, il y a une volonté de créer une classe ouvrière. Le Parti Communiste représente la classe ouvrière qui dirige le pays, mais la classe ouvrière représente à peine 5 % de la population. Il faut donc créer une classe ouvrière. Comment on va la créer ? En faisant venir des paysans dans les villes pour qu’ils puissent travailler dans les usines, etc. On a besoin de développer leurs centres. Quand vous êtes dans cette danwei, n’avez besoin de rien, vous n’avez pas besoin de la quitter : le cinéma, les loisirs sont concentrés dans cet endroit. Le rêve est justement celui-là, c’est-à-dire un rêve communiste : les gens auront du travail, ils n’auront pas besoin de perdre du temps dans les déplacements, ils auront leur logement, leur école où ils pourront emmener les enfants, la crèche pour les enfants est juste à côté… C’est quelque chose de très pratique, une vision, un rêve de la modernité qui permet le contrôle total.

Au lendemain de la catastrophe du Grand Bond en avant, à partir de 1958 où vingt millions de paysans sont venus pour travailler dans les villes, le contrôle marchait de moins en moins, ou alors pour aller mendier parce qu’il y avait la famine. À ce moment-là on se retrouve avec des gens qui se baladent dans tous les sens : ça inquiète énormément le Parti et on va donc généraliser ce hukou.

Ce qui, autrefois, était réservé aux propriétaires terriens et aux ennemis de classe, est généralisé, y compris aux pingxia zhongnong : ces fameux paysans pauvres et moyens-pauvres. Tout le monde est logé à la même enseigne. La généralisation du hukou va mettre un terme à la mobilité pour la plus grande partie de la population rurale, qui représente à cette époque entre 80 et 85 %, de la population totale de la Chine. Et quand on veut réprimer ou faire taire les citadins, comme en 1957 par exemple, ou bien pendant la Révolution Culturelle, qu’est-ce qu’on fait ? On les envoie à la campagne et on transfère leur hukou définitivement. Ils ne pourront donc jamais, théoriquement, revenir en ville. C’est une mesure, vous pourriez dire, d’exil intérieur.

La Révolution Culturelle est un moment paradoxal : c’est un moment où tout ce que j’ai décrit reste en place et est extrêmement fort. Mais au tout début de la Révolution Culturelle, il y a un appel de Mao à créer des Gardes rouges. Il leur dit : « Vous devez vous lancer dans un grand échange d’expériences. » Et ce grand échange d’expériences, comment on le fait ? C’est simple : les transports sont gratuits pour les Gardes rouges, afin qu’ils puissent échanger leurs expériences et développer leur conscience révolutionnaire. Les gens qui sont nés en 1949 n’ont jamais quitté leur lieu de naissance. L’occasion est unique.

Il y a diverses solutions : aller dans les autres grandes villes, effectivement pour essayer de voir quelles sont les expériences et comment faire pour développer la Révolution, ou pour d’autres, pour aller faire un peu de tourisme. On y va en camion, en train, en voiture, en charrette à bœufs, à pieds… Avec un portrait du Président Mao et un grand drapeau rouge, tout le monde ensemble, les garçons et les filles : les trains sont pris d’assaut. On rentre par les fenêtres, on monte sur les toits. On dirait véritablement une nation en mouvement. Cette espèce de frustration à l’égard de la mobilité va exploser, avec tous les moyens de transports possibles et inimaginables. Ça va durer très peu, à peu près de juillet à septembre 1966. Et seuls les gens de bonne origine sociale sont acceptés dans les Gardes rouges.

À partir de la mort de Mao, on va réfléchir sur la stagnation de l’économie chinoise. Les dirigeants chinois vont regarder autour d’eux et vont voir que, malgré tout ce qu’on racontait en disant que la Chine était La Mecque de la Révolution mondiale et que c’était un pays où tout se passait très bien, ils savent très bien que les choses se passent mal. À partir de ce moment-là, les dirigeants chinois, devant la stagnation économique, vont décider de prendre le taureau par les cornes et, entre 1978 et 1982, on va assister à une décollectivisation de fait des terres agricoles. Même si on ne donne pas la propriété aux paysans, on va leur donner des terres sous contrat, on partage les terres. Mais surtout, on va leur permettre de venir vendre leurs produits sur le marché. Au début, pas les céréales, mais les légumes, les fruits, etc. Ce que l’on appelle les aliments secondaires. Et pour aller vendre vos produits sur le marché, une chose est nécessaire, puisque ce n’est pas dans les villages que ça se passe, c’est aller vers les bourgs et les villes. Vous avez toujours le hukou bien sûr, mais vous allez le jour du marché trimballer vos produits, puis vous allez commencer à aller les vendre à la capitale provinciale, où ça rapporte plus. Les zones économiques spéciales vont essayer de développer l’industrie et s’ouvrir aux capitaux étrangers, au départ surtout les capitaux de Hong Kong, qui vont venir implanter des usines pour lesquelles il faut des ouvriers. Mais il y a le hukou : normalement, les paysans ne peuvent pas bouger. Alors qui va venir à Shenzhen ? Et bien on va fermer les yeux. C’est ce que l’on appelle « mangliu » : un vieux terme qui existait déjà sous l’empire et qui veut dire « se déplacer de manière aveugle ». « Mang- » signifie « aveugle » et « -liu », « couler » : couler aveuglément. Cela rappelle le mot « liumang », le terme inversé, qui veut dire « voyou ». Donc concernant ces personnes qui « mangliu », on a toujours cette idée de danger, mais en même temps on a besoin d’eux. Ils ne vont d’ailleurs pas du tout de manière aveugle : ils vont là où il y a du travail. C’est un phénomène d’exode rural comme on en a vu absolument partout en période d’industrialisation.

Ces gens-là vont donc aller vers les villes, ou vers les zones économiques spéciales, mais n’ont pas de papiers. Ils ont toujours leur hukou au village et on peut, à tout moment, les renvoyer. Cette mobilité leurs permet de gagner plus, d’envoyer de l’argent au village, selon tous les modèles d’immigration dans le monde entier, mais ne leur permet d’avoir aucune garantie. Cela va se développer : on institutionnalisera un peu plus les choses et ils auront droit, à partir des années 1990-2000, à ce qu’on appelle de hukou provisoire. Le hukou provisoire est une sorte de carte de séjour d’un an, mais liée à votre contrat de travail. Avec le hukou vient aussi pour les enfants la possibilité d’aller à l’école. Par exemple, vous êtes originaire d’un village du Sichuan. Vous travaillez à Pékin depuis 10 ans ou 20 ans. Vous avez un enfant. Votre enfant naît à Pékin. Et bien son hukou, il est au village du Sichuan, il n’est pas à Pékin. Donc pour aller à l’école, il devrait normalement retourner au village du Sichuan. Il pourra ne pas y retourner si vous payez ce qu’on appelait les jiedu fei. Et d’autre part, il n’a pas droit aux services sociaux : s’il va à l’hôpital, il paiera. C’est toujours comme ça aujourd’hui : les écoles de Pékin refusent souvent les enfants venus de l’extérieur, parce qu’ils sont foncés, parce qu’ils ne parlent pas bien le dialecte pékinois…

Ça rappelle quelque chose : ceux qu’on appelle aujourd’hui les nonmingong, les ouvriers d’origine paysanne, ne sont pas intégrés dans la ville, même s’ils ont construit les villes, même s’ils ont construit les zones économiques spéciales. Aujourd’hui, à Shenzhen par exemple, il y a 20 millions d’habitants, mais 3 millions de hukous. Le reste, ce sont des gens qui viennent de l’extérieur et qui donc peuvent accéder à ces services, mais à condition de payer et sans être jamais sûrs que cela durera. Au mois de décembre 2017, à Pékin, on a expulsé la population « bas de gamme », que l’on appelle diduan renkou, et les gens se sont retrouvés obligés de repartir dans leurs villages. En plein hiver, en pleine nuit, à 23 h, à Pékin en décembre, il fait -20°C. On a détruit leurs maisons et on les a jetés dehors.

Alors la mobilité bien sûr, c’est quelque chose qui vous permet de mieux vivre mais sans garantie. Quand vous êtes installé en ville, vous êtes à Pékin, et que vous venez d’un village du fin fond du Sichuan qui est environ à 2 000 km de là, aujourd’hui vous pouvez au moins téléphoner et skyper avec les parents et peut-être les enfants restés au village. Donc le lien est beaucoup moins coupé qu’avant, mais il faut aussi retourner au village pour voir les enfants, qui sont là-bas, au moins une fois par an. La tradition veut que la famille se réunisse au moment du nouvel an chinois. À partir des années 1980, on a ce phénomène extraordinaire des gens qui travaillent dans les zones côtières, où sont les usines et toute l’économie moderne, et qui retournent dans les villages. C’est alors l’assaut des trains, des cars, des voitures… Tout le monde part. Et vous imaginez, vous avez aujourd’hui 250 millions de nonmingong, selon les statistiques officielles. Quand tout le monde retourne dans le village, ce sont des embouteillages absolument extraordinaires. On pourrait appeler le « chunyun » la « grande transhumance ». Dans une certaine mesure, c’est un peu ça.

Depuis les années 2000, on a assisté à une généralisation de l’automobile. La Chine d’aujourd’hui est un peu les années 1950-1960 dans nos pays. C’est-à-dire que le status symbol est d’avoir une voiture. Bien sûr en ville, mais aussi à la campagne, où il y a de plus en plus de voitures. Avoir une voiture est quelque chose de très important. Pour les classes moyennes, c’est essentiel : on commence les week-ends. On a des maisons de week-ends. On dit que l’air est mauvais en ville, c’est pollué, donc on va aller à la campagne. On essaie d’y avoir une maison, ou on va se balader, on va dans les endroits où il y a du bon air, et ça fait des énormes embouteillages. Pendant les vacances du 1er octobre ou celles du 1er mai, qui à chaque fois durent une semaine, et même les week-ends aujourd’hui où, pour quitter Pékin, pour faire 100 km, vous pouvez mettre 2 h 30-3 h et autant pour revenir. Les gens prennent leur voiture pour aller travailler, il faut avoir sa voiture. C’est du délire : on a des embouteillages énormes et, évidemment, toute la pollution qui va avec dans toutes les grandes villes. Donc de ce côté, les campagnes contre la pollution des voitures ne vont pas réussir dans l’immédiat.

Il y a un certain nombre de gens qui commencent à acheter des voitures électriques. C’est peut-être une des solutions, parce que ceux qui viennent d’accéder à la voiture, si vous leurs dites : « Bon ok, maintenant laissez tomber et prenez les transports en commun », ils n’en ont pas très envie. On prend l’avion de plus en plus, il y a de plus en plus d’avions en Chine, et ça aussi, pour l’environnement, ce n’est pas excellent. Mais les gens, souvent dans les classes moyennes-supérieures, peuvent très bien travailler à Pékin et habiter à Chengdu, donc prendre l’avion toutes les semaines. C’est quelque chose de très fréquent. Le TGV aussi, qui s’est beaucoup développé, a multiplié les transports. Comme ici, il a aussi fait que des gens habitent dans une ville et travaillent dans une autre. Les transports sont quelque chose d’important.

La direction pense que c’est un symbole de modernité. Les moyens de contrôle ont beaucoup évolué : vous n’êtes plus obligés d’enfermer les gens dans leur village ou dans leur quartier pour les surveiller. L’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale, le téléphone… Ici vous croyez que vous utilisez beaucoup vos téléphones portables. J’étais en Chine il y a trois jours et quand vous payez avec de l’argent, tout le monde vous regarde comme si vous arriviez du Moyen-Âge. Personne ne paie plus avec de l’argent : on paie avec avec WeChat ou Alipay, avec votre téléphone, qui est très facilement contrôlable. Pour contrôler les gens, on n’a plus besoin de limiter la mobilité, donc l’objectif de contrôle du Parti n’a pas changé, mais il s’est modernisé. Dans ces conditions, la mobilité est un test de modernité, quelque chose qui permet de développer l’économie, et donc le pouvoir est favorable à cette modernité, il l’encourage. Ça ne veut pas dire qu’il a abandonné ses objectifs de contrôle. Et le hukou, dont on vous annonce tous les ans la disparition, reste là, reste en place, et reste très efficace. On l’a vu en décembre 2017 avec l’expulsion des diduan renkou, cette population bas de gamme.

Donc le Parti ne s’interdit rien. Si on veut rétablir une absence de mobilité, ce sera difficile, mais pas impossible. Et de toutes façons, on a de nouveaux moyens de contrôle, mais on garde aussi les anciens.



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Jean-Philippe Béja

Chercheur

Jean-Philippe Béja est directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Science Po Paris.



Pour citer cette publication :

Jean-Philippe Béja (13 Novembre 2019), « La mobilité en Chine de 1949 à nos jours », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/13091/la-mobilite-en-chine-de-1949-nos-jours


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