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Du rôle des utopies

Par
Malene Freudendal-Pedersen (Sociologue)
22 Mai 2015

Professeur associé à l’Université de Roskilde au Danemark, Malene Freudendal-Pedersen s’exprime sur les utopies et le rôle qu’elles peuvent jouer pour atteindre à terme une mobilité soutenable.






Malene Freudendal-Pedersen

Du rôle des utopies

Je parlerai aujourd’hui de bonnes vies mobiles et du rôle que peuvent jouer les utopies à cet égard. Pourquoi les utopies nous sont-elles nécessaires ? Quel rôle peuvent-elles jouer, lorsqu’on s’interroge sur la qualité de vie souhaitable dans nos existences mobiles ? C’est une question difficile que celle de la qualité de vie mobile car le champ qu’elle couvre peut vite devenir immense. Or pour en définir les contours, il faut opérer des choix, fermer des possibles autour d’un concept dont certains pourraient s’offusquer qu’on en fixe ainsi la portée. Cette notion de fermeture est l’une des idées fortes de David Harvey lorsqu’il s’exprime sur les utopies dans son ouvrage Spaces of Hope, paru en 2006. Il dit que construire une représentation du futur, une utopie par exemple, se figurer ce que serait une bonne qualité de vie mobile, nécessite parfois de fermer des possibles. Parce qu’il faut avoir les capacités ou le courage de dire : « ceci » est préférable à « cela ». Il ne s’agit pas de penser en termes « conjonctifs » (c’est l’un et l’autre) mais en termes disjonctifs (c’est l’un ou l’autre). Il faut donc parfois avoir le courage de trancher et définir ce qui est bon et ce qui ne l’est pas.

Le piège de la dépendance au sentier

Il faut aussi bien voir, lorsqu’on s’interroge sur la qualité de vie et les mobilités, que nous ne portons habituellement pas un regard réflexif sur nos modes de déplacement quotidiens. Nous pensons à déposer les enfants à la crèche, faire des courses, aller au yoga ou à l’entraînement de foot ou de squash ou que sais-je encore. Nous pensons aussi à bien faire notre travail, à être performant. La mobilité qui permet toutes ces activités n’est pas un objet sur lequel s’arrêtent nos réflexions, lorsque nous les accomplissons tous les jours, parce que s’il en allait autrement, nous ne serions pas capables de faire grand-chose d’autre. C’est comme se laver les dents ou accomplir tous les petits gestes du quotidien. Il faut aussi bien voir que tous ces faits qui n’atteignent pas le niveau de la pensée réflexive sont difficiles à remettre en question. J’entends souvent dire que le public ne s’intéresserait pas à l’environnement, que cela ne compterait pas à ses yeux, or cela me semble faux. Je pense en revanche que toute la problématique environnementale, les transformations de la planète et nos modes de vie, dans ce qu’ils peuvent avoir de perturbateur pour la planète constituent un terrain sur lequel il est très difficile d’agir, parce que toute action impactera profondément nos existences. Que peut-on faire pour s’attaquer au problème ? Il faut bien voir également que nous sommes dans une « dépendance au sentier » qui fait que nous faisons beaucoup de choses par la force de l’habitude. Nous avons aménagé les villes pour la voiture au cours des 100 dernières années, il est très difficile de s’en garder aujourd’hui, parce que c’est de cette façon que les urbanistes ont appris à penser, et avec eux les politiques. Au quotidien, lorsque ces acteurs veulent penser la ville, c’est avec ce bagage-là qu’ils se mettent au travail. Si bien que naturellement, les façons de concevoir la mobilité quotidienne se perpétuent, rendant toute remise en question très difficile.

Pensée critique sur le futur

C’est précisément là que les utopies ont un rôle à jouer. Elles peuvent en effet nous aider à identifier ce qui ne fonctionne pas. Car se figurer ce à quoi pourrait ressembler le futur permet d’identifier ce que nous y voyons de désirable et ce qu’au contraire nous voulons changer. La pensée utopique permet notamment une pensée critique sur le présent ; c’est là l’un des aspects importants des utopies : nous ouvrir les yeux. Par exemple sur le fait de n’être pas capable de prendre un tant soit peu de recul sur les faits du quotidien et nos routines. À Copenhague, cela fait longtemps qu’on essaie d’instaurer un péage urbain. La ville de Copenhague ne peut agir seule : il faut que le gouvernement intervienne car il s’agit d’une taxe fiscale, cela doit donc émaner du gouvernement et non de la municipalité. Le gouvernement a donc promis qu’une fois élu, il instaurerait un péage urbain. Ce qu’il a échoué à faire.

Les risques d’une pensée à court terme

Il y avait beaucoup de bonnes raisons à cela, que ce soit en termes de réflexion stratégique de planification ou de considérations politiques. Reste qu’une des grosses erreurs commises aura été de ramener tout le débat à l’horizon de demain, de demander comment Monsieur Dupont pourrait encore conduire ses enfants à la crèche demain, si subitement on instaurait un péage urbain qui lui coûterait cher. À aucun moment dans le débat – qui est rapidement parti dans la mauvaise direction dans les médias – a-t-on pensé à se projeter dans 10 ans, pour avoir un peu de recul. Copenhague souffre d’une inflation continue de sa circulation routière. Au rythme actuel, le problème n’aura fait qu’empirer dans 10 ans, il y aura à mon avis quelque chose comme 20 % de voitures en plus, et personne n’a pensé à se demander si cet horizon était désirable. Je suis tentée de croire que la plupart des personnes à qui l’on poserait la question s’y opposeraient énergiquement. D’où la nécessité d’explorer une autre voie, parce que c’est ce qui nous guette, si nous ne réagissons pas maintenant. À défaut d’agir, la ville sera de plus en plus congestionnée. Or demain était le seul horizon de réflexion. On ne parlait que des complications qui en découleraient au quotidien, et du coût que cela représenterait pour les usagers de la ville. La classe politique semble, c’est d’ailleurs très intéressant, n’avoir pas la moindre idée de ce qu’elle fait lorsqu’elle parle de transport et de mobilités. Quant aux journalistes – est-ce délibéré de leur part ? - ils sentent immédiatement comment faire capoter un projet, en effrayant les gens quant aux changements que cela va occasionner dans leur quotidien. Ils pointent les limites sans rien proposer à la place. Et le projet est aussitôt enterré.

Accorder la ville à la société

D’où l’importance des utopies. David Pinder a écrit quelque part que les utopies posent la question de savoir « quel genre de ville pour quel genre de société ? » nous désirons au fond. Il nous faut réfléchir à cela. Il nous faut préparer le futur. Henri Lefebvre a parlé dans son livre La Survie du capitalisme, paru en 1976 de « l’impossible-possible ». Il voulait dire par là qu’il nous faut penser ce qui peut sembler impossible aujourd’hui. La seule façon de le rendre possible dans le futur est de commencer à en parler. Prenons cet exemple qui nous permet de rester dans le contexte danois : si on avait dit il y a 100 ans qu’il y aurait une école gratuite, une université gratuite, un système de sécurité social gratuit, la possibilité de se rendre à l’hôpital à tout moment, personne n’y aurait cru, tout le monde aurait jugé cela impossible. Mais quelqu’un a eu foi en cette idée et s’est battu pour la rendre possible. Et c’est ce qu’il proclame dans ce livre : il faut se projeter au-delà des modes de vie et d’agir actuels et croire dans les choses. Parce que formuler une idée, croire en une utopie, c'est une étape indispensable pour la faire advenir.

Choisir, c’est se fermer des possibles

Dans son livre Spaces of Hope dont j’ai déjà parlé, David Harvey parle de fermeture, autrement dit du fait qu’il faille parfois opter pour un futur donné. Le dernier chapitre - à moins que ce ne soit un épilogue - est très intéressant : il va se coucher et fait un cauchemar terrible car l’utopie qu’il a imaginée devient réalité et il prend conscience dans son sommeil de toutes les conséquences imprévues de cette utopie. Puis il se réveille en sueur. Il dit en substance qu’il est impossible de construire une vision du futur sans accepter une part de risque : certaines décisions peuvent être mauvaises, mais c’est toujours préférable à l’inaction. C’est toujours mieux que de s’en remettre à la force de l’habitude, à une façon de faire suivie depuis 100 ans et dont nous constatons bien qu’elle va dans le mur. Faute d’avoir le courage d’agir différemment, nous continuons à répéter un schéma qui n’est bon ni pour l’environnement, ni pour notre quotidien ni pour notre façon d’envisager le vivre ensemble. Car la ville façonnée par une circulation pléthorique n’est pas la ville dans laquelle les gens veulent vivre : il faut y réfléchir. David Harvey écrit dans son libre Spaces of Hope ces mots que j’aime beaucoup : il nous faut des visions de l’utopie, car sans elles, nous ne pouvons déterminer vers quelle destination nous souhaitons embarquer. Faute d’utopies, nous n’avons pas de cap à suivre.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Malene Freudendal-Pedersen

Sociologue

Docteur en sociologie, Malene Freudendal-Pedersen est enseignante chercheuse à l’université de Roskilde (Danemark). Ses recherches portent sur les mobilités du quotidien, sur l’origine de nos choix de modes de transport et sur la manière dont cela se traduit dans nos représentations.



Pour citer cette publication :

Malene Freudendal-Pedersen (22 Mai 2015), « Du rôle des utopies », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 24 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2856/du-role-des-utopies


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