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Thème 4 : Le piéton en tant que sujet

Début: Mars 2023
Fin: Mars 2023

Les approches de sciences sociales sont encore très peu développées dans la recherche sur la marche. Il est important qu’elles se déploient, car elles sont complémentaires aux approches de l’ingénierie. Cette section présente les enjeux sociaux de la marche et la prise en compte du piéton en tant que sujet de recherche.

Acteurs de la recherche

 

Marche et vélo, une revue de littérature – Le piéton en tant que sujet

La marchabilité fonctionnelle

De très nombreux travaux visant à favoriser la marche portent sur le potentiel d’accueil de la marche au sein des territoires. La marchabilité (walkability) est le concept utilisé pour décrire cet aspect. Il est supposé restituer la qualité de l’environnement de la marche, permettant de mettre en avant les possibles obstacles ou à l’inverse facteurs facilitant sa pratique.

De nombreux indices et critères ont été développés pour mesurer la marchabilité. Parmi eux, le Frank Walk Index (Frank et al. 2005) se base sur la densité résidentielle, la densité des intersections et la mixité de l’aménagement du territoire, alors que Michael Southworth identifie six critères (Southworth 2005) : la connectivité, la liaison avec d’autres modes de transport, l’aménagement fin et varié du territoire, la sécurité et la qualité des cheminements et de leur contexte. La marchabilité est aussi devenue un business model p. ex. pour l’application Walkscore (Walkspace 2011), créée en 2007 par d’anciens employés de Microsoft, codeurs et pendulaires, dans l’idée d’offrir une aide numérique permettant d’identifier des endroits agréables à parcourir à pied. La plupart des indices de marchabilité développés sont fondés exclusivement sur des données numériquement accessibles en open source. Souvent ils ignorent la diversité des perceptions individuelles positives et négatives en ce qui concerne les conditions de la marche. Des éléments d’aménagements qualitatifs tels que la qualité des chemins et leur bordure, leur largeur, leur état, la présence d’assise ou les perspectives visuelles offertes, sont aussi fréquemment ignorés dans ces index.

Ces index et mesures fonctionnelles ont une visée descriptive, mais au vu des études dans lesquelles elles sont mobilisées, il apparaît que la tentation est grande d’en faire des facteurs explicatifs de l’usage de la marche : est-ce que l’environnement construit encourage une pratique intensive de la marche, ou à l’inverse, est-ce qu’une population déjà encline à pratiquer la mobilité active vient s’installer dans des quartiers à haut indice de marchabilité ?

Étudier le sujet

Un acteur central est néanmoins absent de ces travaux : le sujet, la personne censée marcher. Lucius Burckhardt, sociologue et économiste suisse souligne à ce titre que la planification ne se fait jamais de manière isolée, mais qu’elle s’inscrit dans un système social (Burckhardt, 1979). Harald Frey, planificateur autrichien reprend cette discussion et constate qu’une approche fonctionnaliste basée sur l’application de normes techniques ne permet pas de prendre en compte la diversité des modes de vies, des pratiques et des aspirations individuelles. (Frey, 2014). Ce constat illustre clairement le manque de recherches en sciences sociales se saisissant de la question des attentes des piétons.

Ironiquement, les seules données documentées de manière constante concernant les individus — et ce dans de nombreux pays — sont celles relatives aux taux de mortalité dans les accidents de la route. On peut en particulier noter une absence de réflexions sur la médiatisation des accidents de la route en fonction de modes, qui stigmatisent souvent les cyclistes et les piétons (Fevyer 2020) Un grand nombre de publications et d’ensemble de données portent en effet sur les accidents (p. ex. Methorst, 2017 ; Schepers, 2017) et permettent d’étudier des situations, des environnements et des profils d’usagers pour en tirer des leçons pour l’aménagement des espaces (p. ex. carrefours, passages piétons, etc.) et des règles de circulation, avec une focale exclusivement sécuritaire.

D’autres tentatives visant à comprendre et mesurer la marche humaine ont été menées à l’aide du machine learning. Les véhicules autonomes nécessitent d’identifier et prédire le comportement du piéton au plus proche pour éviter des collisions (p. ex. Razali, 2021 ; Alahi, 2017) L’optimisation des flux des piétons dans les environnements denses, comme les gares, a aussi mené à de nombreuses recherches, traitant notamment de la longueur et la fréquence des pas, ou encore de l’influence de l’espace construit et le « nudging » sur le piéton (p. ex. Wernbacher, 2020 ; Chen, 2020). D’autres chercheurs encore, modélisent les comportements des foules et l’évacuation des piétons (p. ex. Moussaïd, 2016 ; Helbing, 2011).

L’importance des aspirations du piéton

Ces regards très fonctionnels, quantitatifs et focalisés sur des préoccupations sécuritaires tendent à réduire le piéton à ses caractéristiques physiques, en cherchant à le normer sans tenir compte de sa subjectivité. Cela a ou aura des répercussions inévitables sur le développement futur d’infrastructures et d’équipements pour piétons, tout en influençant les règlements, directives et normes qui définissent les espaces ouverts, et la capacité pour les futur·e·s usager·ère·s de se les approprier.

Des recherches menées dans les domaines du sport et de la santé mettent en avant les bienfaits de l’activité physique pour le corps et l’esprit (p. ex. Murtagh, 2005), alertant sur les conséquences de l’inactivité physique (maladies chroniques et cardiaques, accidents vasculaires cérébraux, obésité, etc. (p. ex Carlson et al. 2018; Kruk 2014, Altavilla et al. 2016 ; Kohl et al 2012). Un phénomène que l’on retrouve dans nombre de publications sur le vélo, qui insistent aussi régulièrement sur ces répercussions positives de la mobilité active.

Récemment des ethnologues se sont saisis des sujets de la marche et du piéton. Marie Pelé et ses collègues ont par exemple entamé des recherches comparatives sur le comportement des piétons entre le Japon et la France sur les traversées de routes (Pelé et al. 2017). Ils constatent de grandes différences culturelles et sociales, malgré un système d’infrastructure, un cadre légal et un taux d’accidents de la route comparables 1. Cette mise en exergue de différences socioculturelles rejoint des constats similaires tirés d’études comparatives sur les cyclistes (voir thème 1), et vient conforter la nécessité de continuer à creuser cette piste de recherche pour tous les modes de déplacement actifs. La recherche sur les différences de comportement des piétons en fonction de la culture se pose également en ce qui concerne le développement de véhicules autonomes qui doivent naviguer sans collision dans différents environnements culturels. (p. ex. Hell et al., 2021). C’est un début, mais quid de la diversité des piétons ?

Pour restituer la diversité du piéton, Jérôme Monnet propose une « démystification de l’expression unique “marche à pied”, qui masque des réalités socio-spatiales très différentes » (Monnet, 2015/2016) : la « marche » semble être associée par défaut à la « marche-loisir », en tant qu’activité choisie et réalisée pour elle-même. Un grand nombre de termes la décrivent en nuances : promenade, visite, balade, randonnée, errances, flânerie, divagation, etc. La « marche -déplacement », omniprésente dans la vie quotidienne, est quant à elle une activité exo-justifiée, car les raisons de sa pratique lui sont externes, l’activation des pieds en est une conséquence, et non le but. Selon Monnet, la marche-loisir est née au XVIIe siècle dans un contexte de réorganisation et d’optimisation des villes, menant à une séparation physique des voiries pour prioriser les véhicules, outils et symboles des élites. Des intellectuels comme Rousseau jusqu’aux écrivains et scientifiques du XXIe siècle ont glorifié la marche-loisir comme une activité noble – réduisant la représentation collective de la marche à une pure activité récréative. La marche-déplacement, activité triviale et « subie » a pour sa part été peu documentée. Elle est « reléguée à un état inférieur, indigne d’une réflexion philosophique, d’une représentation artistique ou d’une intervention urbanistique » (Monnet, 2016). Alors que les infrastructures de balades, randonnées et flâneries sont de plus en plus investies, les lieux de la marche-déplacement — fonctionnelle et indispensable — demeurent difficiles à pratiquer, dangereux, fragmentés, encombrés et congestionnés.

Si la marche tend depuis quelques années à être de plus en plus analysée sous l’angle du loisir ou dans sa fonction de déplacement, quelques recherches récentes remettent en question cette dichotomie qui ne correspond pas nécessairement aux réalités des piétons – encore moins des piétonnes : surtout pour ces dernières, les trajets quotidiens comportent non seulement un aspect utilitaire, mais cette fonctionnalité est souvent combinée avec une fonction récréative et sociale. Il est donc d’autant plus important que les trajets quotidiens offrent des possibilités de s’arrêter, de découvrir et de s’épanouir socialement, culturellement et intellectuellement (Albrecher et al. 2022). Il en va de même pour les enfants, pour qui le chemin de l’école prend une valeur beaucoup plus riche qu’un simple déplacement entre deux lieux centraux de leur vie. Ce trajet devient un lieu d’apprentissage offrant de nombreuses opportunités de développer des compétences sociales, spatiales et motrices, tout en gagnant en indépendance, selon l’analogie apportée par l’architecte Hertzberger, d’une ville qui serait une macro-école (Hertzberger 2008).

La marche entravée

Une autre facette inexplorée de la recherche sur les piétons concerne la grande diversité des situations de marche, et en particulier les gênes rencontrées lors de sa pratique. Ces gênes sont de différentes natures : elles peuvent renvoyer à l’état des voiries (trottoirs encombrés, travaux, etc.), mais également à la métrique de l’environnement construit (rien n’est accessible en 5-10 min à pied). Elles peuvent également être associées aux personnes de façon temporaire (une jambe cassée) ou permanente (une personne âgée à mobilité réduite), de manière individuelle (chariot de commissions, valise) ou collective (accompagnement d’un enfant). La diversité des besoins, attentes, contraintes des piétons n’est pas systématiquement prise en compte, la plupart des recherches, mais aussi des normes routières, se basant sur une représentation stéréotypée du piéton en tant qu’individu seul, en bonne santé et sans responsabilités (care activities), axé sur une pratique récréative ; profil type qui s’avère en réalité représenter une minorité des piétons urbains. Le piéton, en tant qu’individu normé, devrait être remis en question par les sciences sociales pour rendre cette diversité visible et mesurable, dans le but d’alimenter d’autres domaines de recherche, mais aussi les normes et la planification des villes.

Néanmoins, ce sont les données et les critères mesurables qui permettent d’argumenter auprès des planificateurs. Le comptage des piétons est cher, car chronophage. Surtout, son intérêt doit être nuancé. Rares sont encore les données qui rendent compte de la complexité de la réalité des piétons. Alors que le comptage des voitures est facile, parce que celles-ci sont normées dans leur forme et dans leurs « comportements possibles » (arrêts, trajets, vitesse, interaction avec l’environnement, etc. …), le piéton est difficile à saisir et à décrire (Albrecher et al. 2022a). Les piétons qui sont exclus d’un type d’environnement urbain ne sont par définition pas identifiables sans ces données comparatives et des index contextuels. Des comptages prenant en compte les trois types de gênes proposées plus haut, permettraient en outre de comprendre, quels aménagements facilitent, incitent ou empêchent des déplacements à pied et pour quels types d’usagers, comme cela a été fait pour d’autres types de pratiques de l’espace public (Curnier 2016, Curnier, 2022).


Les thèmes de la revue de littérature :

Thème 1 : Modes de vie et usages du vélo

Thème 2 : Vélo et différenciations sociales

Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche

Thème 4 : Le piéton en tant que sujet

Thème 5 : L’expérience de la marche et du vélo

Thème 6 : Les conflits d’usage entre modes actifs

Thème 7 : La marche et le vélo comme compléments aux transports publics

Thème 8 : Les rythmes urbains et la mobilité piétonne et cyclable

Conclusions et pistes de recherche

Bibliographie complète


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Notes

1  5,5 par 100 000 habitants par an en France, 4,7 en Japon, dont 30 % de piétons. La part modale de la marche quotidienne en milieu urbain au Japon (71%) est similaire à d’autres pays européens, comme l’a démontré une autre étude comparative avec l’Allemagne (80%). (Inoue et al., 2010).

Mobilité active

La mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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