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Temps de transport et vitesse

Entre Yves Crozet (Économiste)
Et Michel Leboeuf (Praticien-ne)

10 Décembre 2012

Sur une thématique qui va bien au-delà du transport et qui touche autant aux politiques publiques, à l’aménagement du territoire, qu’aux choix individuels, les points de vue complémentaires – et parfois opposés – d’un universitaire et d’un des plus éminents spécialistes de la grande vitesse de SNCF.



01. Notre budget de temps de transport est-il en voie d'augmentation ou de diminution ?

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Yves Crozet

L’hypothèse la plus courante chez les chercheurs, appelée conjecture de Zahavi, postule une stabilité à long terme du BTT (budget temps de transport). En 1980, Zahavi indiquait qu’avec l’accès aux moyens de transport modernes, le temps passé dans les transports s’était réduit puis stabilisé aux alentours d’une heure par jour. Comme dans le même temps, la vitesse de déplacement avait augmenté, l’implication logique de la stabilité des BTT fut l’allongement de la portée moyenne des déplacements : 40 km par jour et par personne en France aujourd’hui contre 4 km il y a 200 ans.

Mais cette moyenne masque des situations très contrastées. Les BTT sont ainsi plus de deux fois plus élevés à Paris qu’à Lorient (1h30 contre 40’). La moyenne d’une heure n’est donc pas une loi biologique, elle change avec l’âge et les situations familiales, professionnelles et géographiques.

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Michel Leboeuf

Ni l’un ni l’autre. Ma conviction est qu’il est probablement constant.

Tout être humain est soumis à un rythme biologique qui le contraint à des périodes de repos limitant ses possibilités de déplacement, ce qui pourrait pousser vers une diminution du temps passé dans les transports. Par ailleurs, les moyens modernes ont créé des activités qui consomment du temps et entrent en concurrence avec le transport, à l’exemple de la télévision.

Mais il existe une force inverse. De tout temps, l’homme a éprouvé le besoin de se déplacer pour explorer l’univers et rencontrer d’autres hommes. Ils ont su traverser des océans avec des moyens primitifs. Plus près de nous, des grands penseurs et des artistes ont souvent parcouru des distances incroyables au regard des moyens de transport et de l’insécurité caractérisant leur époque. L’essor actuel du tourisme est aussi la preuve que bouger est inhérent à l’homme. Il arrive même que le voyage soit le but et non la destination.

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Y. C

Plus que biologiques, le BTT est encadré par des considérations logiques. Il serait en effet stupide de passer tout notre temps éveillé quotidien (environ 16 heures) à nous déplacer. De la même manière, il n’y a aucune raison de réduire le BTT à zéro si un déplacement procure une certaine utilité.

Nos programmes quotidiens sont donc une combinaison de déplacements et d’activités. Nous comparons ce que nous apporte une activité à ce qu’elle nous coûte en termes de déplacement. Si l’utilité est grande, nous sommes prêts à accepter un coût élevé de déplacement, en temps et en argent. Ainsi, lorsque l’on va pour un week-end à Prague ou à Venise, il n’est pas rare de passer dans les moyens de transport plus du quart du temps éveillé. Mais c’est parce que cela vaut le “coût” !

02. Les gens sont-ils encore en attente de plus de vitesse dans les transports ?

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Yves Crozet

Les travaux sur les moyens de réduire les émissions de CO2 du secteur des transports considèrent que la technologie nous permettra de faire la moitié du chemin. Les voitures des prochaines années seront très économes et ne rouleront pas plus. Au regard de l’objectif de division par quatre des émissions de CO2 en 2050 (par rapport au niveau atteint en 1990), la technologie correspondrait à un facteur 2. Pour le reste, il faudra adapter les comportements : optimiser les choix modaux, développer le transport collectif, utiliser les modes doux (vélo, marche à pied) pour les déplacements les plus courts qui sont, rappelons-le, les plus nombreux.

La progression des émissions de CO2 viendra surtout de l’aérien international. Si des rationnements doivent voir le jour, ce sera dans ce secteur (cf. les permis d’émission négociables).

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Michel Leboeuf

La réponse bateau est non et il suffit de prendre part aux débats publics sur les LGV pour s’en convaincre. Combien de fois n’ai-je pas entendu qu’« on n’est pas ou plus à 5 minutes près ! ». Mais entre le discours et la réalité des comportements, il y a une contradiction. L’engouement pour la vitesse existe toujours.

J’en veux pour preuve un seul exemple. Mon expérience de 30 ans de grande vitesse ferroviaire démontre un lien direct entre vitesse et fréquentation. Nous n’avons pas uniquement mis 6 lignes à grande vitesse en service. Nous avons réduit les temps de trajet sur des centaines de relations OD (1) et chaque fois, le trafic a varié dans le sens attendu. Il n’y a pas de cas, sur des centaines d’OD analysées, où le temps de trajet soit resté sans influence sur le volume de trafic.

On pourrait alors avancer l’argument de l’environnement qui irait en défaveur de la vitesse. Mais fondamentalement, je pense que ce qui est demandé aux transports, c’est d’aller plus vite en dégradant moins.

(1) Origine-Destination (lieux de départ et d’arrivée)

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Y. C

La demande de vitesse reste importante car le temps est la ressource la plus rare : nous dormons une heure de moins qu’il y a 100 ans car nous avons plus de raisons, notamment à cause de la télévision, de rester éveillés ! La rareté du temps augmente avec la hausse du revenu car disposer d’un revenu plus élevé oblige à choisir au sein d’une palette de plus en plus large d’activités. Résultat : nous n’avons jamais eu autant de temps libre et, pour autant, le temps n’a jamais été plus rare !

Mais cette demande de vitesse ne se fait pas que dans les moyens de transport. Un autre moyen de gagner du temps réside dans les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). Le téléphone et l’internet nous font gagner un temps précieux, que nous réinvestissons immédiatement dans d’autres activités ou connexions. Ce qui fait des NTIC à la fois une source de gain de temps et un facteur de rareté croissante du temps. CQFD !

03. Doit-on/peut-on continuer de franchir de plus en plus de distance toujours plus vite au regard de la crise climatique énergétique et économique ?

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Yves Crozet

Si l’on extrapole aux 100 prochaines années la tendance observée au cours du dernier siècle, avec un BTT d’une heure, nos arrières petits-enfants feraient au moins 250 km par jour, soit une vitesse moyenne de 250 km/h ! C’est aujourd’hui la vitesse moyenne d’un déplacement en avion entre deux villes américaines, si on prend en compte le temps passé en porte à porte. Il faudrait donc que tous les déplacements se fassent en avion, y compris pour accompagner les enfants à l’école ! C’est aberrant. La progression permanente de la vitesse de déplacement se heurte à des problèmes logiques liés à la structure de nos programmes d’activités qui ont aussi besoin des modes lents, comme la marche à pied.

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M. L

Les villes ne remettent pas en cause les investissements qui allongent la portée des déplacements. Les exemples du contraire sont nombreux comme les métro/VAL à Rennes ou la ligne 14 ou la prolongation du RER E à Paris qui ont une vitesse moyenne supérieure aux transports collectifs existants.

Il n’y a pas non plus de transfert de l’envie de vitesse des transports vers les télécommunications. C’est le contraire. Le téléphone est devenu mobile pour mieux utiliser les transports. En gare du nord, la SNCF vient d’ouvrir un kiosque pour faire ses courses par le net : les télécoms remplissent le temps du transport mais ne s’y substituent pas.

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Michel Leboeuf

La globalisation est en marche et sa seule limite est la dimension terrestre tant que l’on n’aura pas trouvé le moyen d’aller vers d’autres planètes !

La crise climatique et énergétique est très grave. La question n’est pas de savoir si on va faire quelque chose mais plutôt comment on va le faire. On peut alors opposer deux scénarios. Dans le premier la société, par des moyens réglementaires ou fiscaux, limite “autoritairement” la mobilité. Dans le second, il y a des incitations à réduire l’empreinte carbone des déplacements, mais pas de régulation autoritaire.

La mobilité sera probablement plus grande dans le second scénario.

D’aucuns diront que dans ce second scénario, « le ciel nous tombera plus tôt sur la tête » et qu’en fin de compte, cette plus grande mobilité sera “autoritairement” ralentie non par la société mais par la nature. Mais comment démontre-t-on cela ? Comment démontre-t-on qu’en réduisant les contacts entre les hommes par moins de mobilité on ne réduit pas le progrès technique (notamment celui qui aide à développer des énergies alternatives) qui seul permet de respecter le fameux facteur 4 (1) ?

Le choix réside en grande partie dans les espoirs que l’on peut placer dans le progrès scientifique, d’une part, et dans la citoyenneté, d’autre part. Il s’agit de ne pas freiner les avancées scientifiques et technologiques en ne restreignant pas trop la mobilité et d’éduquer en vue de réduire la consommation inutile des énergies fossiles.

(1) Réduire par 4 les émissions de CO2.

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Y. C

Les travaux sur les moyens de réduire les émissions de CO2 du secteur des transports considèrent que la technologie nous permettra de faire la moitié du chemin. Les voitures des prochaines années seront très économes et ne rouleront pas plus. Au regard de l’objectif de division par quatre des émissions de CO2 en 2050 (par rapport au niveau atteint en 1990), la technologie correspondrait à un facteur 2. Pour le reste, il faudra adapter les comportements : optimiser les choix modaux, développer le transport collectif, utiliser les modes doux (vélo, marche à pied) pour les déplacements les plus courts qui sont, rappelons-le, les plus nombreux.

La progression des émissions de CO2 viendra surtout de l’aérien international. Si des rationnements doivent voir le jour, ce sera dans ce secteur (cf. les permis d’émission négociables).





Yves Crozet

Économiste

Yves Crozet est professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Lyon. Il est membre du Laboratoire d’économie des transports, qu’il a dirigé de 1997 à 2007, et a été président de l’Observatoire énergie environnement des transports entre 2008 et 2013. 


Michel Leboeuf

Praticien-ne

Diplômé de l’Ecole Centrale de Paris et titulaire d’une maîtrise d’économie, il a effectué l’essentiel de sa carrière à la SNCF où il a été Chef du Département Economie et Directeur des Grands Projets et de la Prospective avant de devenir Président du Groupe Grande Vitesse de l’UIC et Conseiller du Président de la SNCF.



Pour citer cette publication :

Yves Crozet et Michel Leboeuf (10 Décembre 2012), « Temps de transport et vitesse », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 24 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./regards-croises/464/temps-de-transport-et-vitesse


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