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Santiago du Chili et son nouveau système de bus à haut niveau de service

Par
Regina Witter (Urbaniste)
15 Avril 2014

Remplacer un système de bus privés chaotique par un réseau moderne de bus à haut niveau de service (BHNS) semble être la solution idéale. Mais dans les faits, de nombreux problèmes imprévus ont surgi.






J’aimerais évoquer l’évolution des habitudes de déplacement et des schémas de mobilité dans la ville de Santiago du Chili, et plus précisément comment et pourquoi le comportement des usagers a changé depuis l’introduction d’un système de transport tout à fait nouveau dans cette ville. Pourquoi Santiago ? Il s’agit d’une étude de cas très intéressante si l’on considère les importantes transformations que la ville a connues en matière de transport ces dix dernières années. Avant 2007, la ville se caractérisait par la coexistence de deux systèmes parallèles et totalement indépendants l’un de l’autre. D’un côté, quelques lignes de métro peu fréquentées, conséquence d’un réseau peu étendu et de tarifs relativement élevés. De l’autre, un mode d’organisation typique de nombreuses villes des pays en développement et des économies émergentes : un système de bus sans aucune régulation, avec une surabondance d’opérateurs privés proposant leurs services avec des bus privés. Un service chaotique à l’origine de nombreux accidents, de nuisances sonores et de pollution, mais qui présentait par ailleurs des atouts pour les usagers. Ils n’avaient qu’à sortir de chez eux pour sauter dans un bus à l’endroit de leur choix, puisqu’il n’y avait pas d’arrêts fixes. Libre à eux de traverser toute la ville à bord du même bus, en ne payant qu’un trajet, sans avoir à changer de bus ou encore à passer du bus au métro.

Modernisation complète du système

Néanmoins, constatant le bruit, la pollution et la fréquence des accidents, mais aussi le fait qu’une part croissante de la population motorisée évitait ce système chaotique en se déplaçant en voiture, les pouvoirs publics ont décidé de moderniser le système existant en lançant un système de "Bus à haut niveau de service" (BHNS). Ce terme désigne un système où les autobus, circulent uniquement en site propre, à l’instar du métro ou du tramway. Il s’agit de bus articulés de grande capacité, très confortables, qui peuvent transporter de nombreux passagers. En temps normal, un réseau BHNS comprend également, comme le métro, une billetterie spéciale et un système sophistiqué d’information aux voyageurs. Il était par ailleurs prévu d’associer le dénommé système Transantiago au métro public, pour proposer un tarif commun et permettre aux usagers d’emprunter les deux modes de transport moyennant un seul ticket délivré par le système de billetterie électronique. Ce système très ambitieux et sophistiqué a été mis en service à Santiago en février 2007. Il n’est pas très étonnant que ses débuts aient été catastrophiques. Les usagers étaient complètement perdus parce que le changement était tout simplement trop radical et trop brutal. Plusieurs raisons peuvent être avancées. D’un côté, de nombreux dysfonctionnements techniques ont été observés, liés à des problèmes de conception initiale du réseau, au nombre de bus insuffisant, aux couloirs encore en travaux après la mise en service, etc. Mais les difficultés initiales étaient aussi dues à la désorientation totale des usagers, qui ne savaient pas comment utiliser le nouveau système. Ce fut le point de départ de mes recherches.

Des « usagers captifs » à un bon accès à la voiture

J’ai cherché à savoir quels étaient exactement les problèmes rencontrés par les usagers et leur incidence sur la façon dont ils se déplacent dans la ville, sur la composition de leur quotidien et sur l’organisation générale des activités de tous les jours. J’ai sélectionné cinq des 37 quartiers de la ville, qui sont très différents selon la hauteur des revenus et l’accès aux transports. Certains quartiers sont desservis par le métro, d’autres non, certains sont totalement tributaires des bus. Autre point important : ce sont avant tout les quartiers riches qui ont largement accès à la voiture, tandis que les quartiers modestes, surtout ceux de la périphérie, sont en règle générale entièrement tributaires des transports publics. Nous parlons ici d’« usages captifs », pour exprimer le fait qu’ils n’ont pas le choix : les transports en commun sont leur seule alternative.

Une grande corrélation entre possession de voiture et hauts revenus

Bien évidemment, ces difficultés n’ont pas eu le même impact pour tout le monde. Comme je l’ai dit, le niveau de dépendance des usagers à l’égard des transports en commun est décisif. J’ai préparé quatre cartes où figurent les 37 quartiers de la zone métropolitaine. Le vert indique toujours une valeur faible et le rouge une valeur élevée. On constate deux choses : d’une part, on remarque une forte corrélation entre le revenu moyen et le fait de posséder une voiture, ainsi que le nombre de trajets quotidiens au moyen d’un transport privé. D’autre part, on voit que toutes les personnes à haut revenu se concentrent dans un secteur, le « cône de richesse » de l’est de la ville, en rouge sur la carte, ce qui montre que la ségrégation sociale est importante à Santiago. Les habitants de ce quartier sont favorisés à double titre. Ils ont facilement accès à la voiture et ne sont pas tributaires des transports en commun, leur mobilité est donc importante. Ils vivent dans un secteur où se concentrent de nombreux commerces, lieux de travail, de loisirs et de détente, et n’ont donc pas beaucoup de distance à parcourir, même s’ils sont plus mobiles que les autres.

Des problèmes techniques à la motilité

Les problèmes du Transantiago sont de deux ordres : d’un côté les problèmes techniques déjà évoqués de réseau, de lignes et arrêts de bus, etc. De toute évidence, le dispositif ne fonctionnait pas très bien au début, mais les solutions sont simples, même si elles sont coûteuses en temps et en argent. La majorité des améliorations nécessaires ont été apportées dans les trois années qui ont suivi la mise en service du Transantiago. À cela s’ajoute toute une palette de problèmes liés aux compétences des usagers, à leur aisance, leurs habitudes et leurs préférences en matière de déplacement. Ce second type de problèmes s’est avéré bien plus persistant et difficile à résoudre que les pouvoirs publics ne l’avaient envisagé au départ.

Du système D à un système plus sophistiqué d’information aux voyageurs

Prenons un exemple relatif aux compétences des voyageurs en matière de déplacement : l’accès à l’information sur les transports proposés. Avant, à l’époque du système non régulé, les habitants étaient habitués à se débrouiller, à s’informer de manière informelle. Ils demandaient à leur entourage ou directement au chauffeur de bus, pour déterminer l’itinéraire qui les mènerait d’un point à un autre. Désormais, avec le Transantiago, le système est beaucoup plus complexe : il repose sur un système d’information aux voyageurs digne de ce nom, qui intègre des plans du réseau, une plateforme Internet, un centre d’appel, etc. Comme on le voit sur ce graphique, les usagers les moins instruits continuent de s’en remettre à des sources d’information informelles, même avec le Transantiago, ce qui est beaucoup moins facile que du temps du système non régulé. Seuls les groupes les plus instruits utilisent vraiment la plateforme Internet, les plans du réseau, etc. Selon la même logique, on voit sur le second graphique que les voyageurs déclarent eux-mêmes avoir plus ou moins de facilité ou de difficulté à utiliser le Transantiago. Les gens les moins instruits jugent le Transantiago très compliqué, tandis que les groupes les plus instruits n’ont généralement pas de problèmes, constat qu’il faut toutefois relativiser au regard de leur faible fréquentation des transports en commun : ils n’en sont pas tributaires, ce qui leur facilite la tâche. Il ne s’agit que d’un exemple de problème lié aux compétences des usagers en matière de déplacement. Je pourrais en évoquer bien d’autres. Pour résumer, les problèmes sont surtout liés au besoin de planifier le voyage en amont : nécessité de recharger son ticket électronique avant de monter dans le bus, de trouver le meilleur trajet, de se rendre au bon arrêt puis d’avoir des changements. Les correspondances sont un phénomène universel : personne n’apprécie particulièrement de changer de moyen de transport. Ici aussi, en Europe, on préfère rester plus longtemps à bord du même mode de transport pour éviter un changement, plutôt que de faire un trajet court qui implique une ou deux correspondances.

Les voyageurs captifs se déplacent moins et évitent les moyens de transport motorisés

Voilà donc un aperçu des problèmes. J’aimerais poursuivre sur l’impact de ce système de transport problématique sur le quotidien des usagers. D’après mon enquête, environ 12 % des personnes interrogées disent explicitement avoir changé d’itinéraires et d’habitudes de déplacement suite aux difficultés rencontrées avec le Transantiago. Encore une fois, ces personnes étaient dans une large mesure des « voyageurs captifs », qui sont pour l’essentiel des personnes aux revenus modestes, qui ne possèdent pas de voiture, des personnes âgées ainsi que beaucoup de femmes, dont un nombre encore important n’a pas encore le permis à Santiago. Avec le nouveau système, ces personnes se déplacent moins, en particulier pour leurs loisirs ; elles renoncent à de nombreux déplacements qu’elles avaient l’habitude de faire lors du système non régulé, et préfèrent rester à la maison. Elles font des trajets plus courts et restent donc plus près de leur lieu de domicile, où elles peuvent se déplacer à pied ou à vélo, de façon à éviter les moyens de transport motorisés.

La voiture privée gagne du terrain

En troisième lieu, la part respective des différents moyens de transport utilisés à Santiago montre que l’usage de la voiture privée a considérablement augmenté. Certes, le bus a cédé beaucoup de terrain au profit du métro, dont le réseau s’est étendu et l’accès s’est démocratisé grâce à une tarification commune, mais aussi au profit des voitures privées et des taxis. Cette évolution pose problème d’un point de vue environnemental et social.

Le changement ne doit pas être trop brutal

En guise de conclusion, j’aimerais souligner trois points clés. Premièrement, concernant les compétences de déplacement, il convient d’insister sur la nécessité, dans les zones ou régions soumises à une réorganisation profonde des transports, de former la population à l’utilisation du nouveau système. Un changement trop brutal ou radical n’est jamais souhaitable. Les usagers doivent se familiariser progressivement avec le nouveau système, sinon, ils ne parviendront pas à se l’approprier.

Pour les voyageurs captifs, la vie sociale passe par les transports en commun

Deuxièmement, au sujet des variations de fréquence et de longueur des déplacements, le transport est une condition déterminante - peut-être pas la principale mais néanmoins déterminante - de l’aptitude à mener une vie sociale. Faute de mobilité, les gens ne peuvent pas s’adonner à leurs loisirs, travailler, étudier, etc. C’est dire toute l’importance des transports en commun, en particulier pour les voyageurs captifs, qui n’ont d’autres moyens que le bus ou le métro pour se déplacer.

La voiture, un déterminant toujours clé du statut social

Dernière observation, et non des moindres, liée au point précédent. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui préfèrent la voiture au bus, alors que l’une des ambitions du Transantiago était d’attirer les automobilistes pour en faire des passagers. Bien sûr, il ne saurait être question de doter chaque citadin d’une voiture au nom du transport pour tous. La non-motorisation de l’ensemble de la population est une opportunité et peut donc être analysée en termes positifs. La nécessité d’emprunter les transports en commun peut permettre d’aménager un système de transport urbain plus durable. Or la mise en place de systèmes de transport en commun plus développés ou plus efficaces ne suffit pas ; encore faut-il réfléchir à la place de la voiture et aux comportements corrélatifs. On peut bien sûr tabler sur une défaveur de la voiture, liée à son coût ou à la mise en place de restrictions, mais il convient aussi d’interroger l’image de la voiture. À Santiago, comme ailleurs je pense, la voiture est toujours un symbole important de statut social, d’indépendance, de vie privée, de confort de déplacement, de mobilité optimale. Et tant que les gens ne prendront pas conscience des problèmes liés à son utilisation intensive - embouteillages, pollution, consommation d’espace, etc. - ils ne seront pas disposés à se tourner vers un autre mode de déplacement tel que les transports publics.

Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Regina Witter

Urbaniste

Regina Witter travaille pour le Bureau de Planification des Transports de l’agglomération Lausanne-Morges en Suisse. Regina est ingénieur en planification spatiale diplômée en 2004 à l’université de Dortmund, Allemagne. En 2011, elle a terminé sa thèse de PhD sur le développement des transports publics de Santiago de Chili, à École polytechnique fédérale de Lausanne, en collaboration avec l’université catholique du Chili.



Pour citer cette publication :

Regina Witter (15 Avril 2014), « Santiago du Chili et son nouveau système de bus à haut niveau de service », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2287/santiago-du-chili-et-son-nouveau-systeme-de-bus-haut-niveau-de-service


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