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Tous à 30 minutes maximum de son emploi : l’hypothèse de la "ville cohérente"

Par
Jean-Pierre Orfeuil (Urbaniste)
27 Mars 2017

Comment réduire à 30 minutes maximum la distance domicile-travail ? Quelles sont les transformations à effectuer, les difficultés à surmonter ? Jean-Pierre Orfeuil, spécialiste des mobilités urbaines, nous parle des conclusions de son étude menée en Ile-de-France pour la transformer en « ville cohérente ».







La "ville cohérente" ne se définit pas en termes morphologiques, mais en termes fonctionnels : Emre Korsu, Marie-Hélène Massot et moi, nous l’avons définie comme une ville où personne n’habite trop loin de son travail. Dans l’étude menée en Ile-de-France, nous exigeons que dans tous les ménages, au moins un actif mette moins de 30 minutes pour se rendre à son travail dès lors qu’il utilise le mode le plus rapide, transports publics ou voiture. Ce que nous cherchons à tester, c’est si une ville donnée, avec ses immeubles de bureau et de logement plantés là où ils sont, peut offrir à tous cette possibilité, et à quelles conditions. Ce n’est pas gagné, puisqu’aujourd’hui, un tiers des actifs franciliens met plus de 30 minutes, dans des trains souvent bondés ou sur des autoroutes saturées, ce qui nous a motivé pour entreprendre ce travail.

Comment transformer l’Ile-de-France en « ville cohérente » ?

Pour simuler la transformation de l’Île-de-France toute entière en "ville cohérente", nous examinons un à un l’ensemble des ménages d’actifs de la région. Si au moins un actif d’un ménage est à moins de 30 minutes de son travail, nous considérons que ce ménage est bien situé. Il reste là où il est, rien ne change pour lui. Si au contraire dans un ménage à un actif, il est à plus de 30 minutes, et si dans un ménage à deux actifs, les deux sont à plus de 30 minutes, nous considérons que ce ménage est mal situé. On cherche à le reloger plus près. Pour cela, nous vidons, par la pensée bien sûr, tous les logements des ménages mal situés et organisons entre eux une sorte de gigantesque bourse du logement, une sorte de jeu de chaises musicales si vous préférez en nous assurant que les relogements se font à moins de 30 minutes du travail pour au moins l’un des actifs. Bien entendu, nous relogeons les gens dans les logements convenables, on ne reloge pas une famille nombreuse dans un studio. Lorsque ça bloque, parce qu’il n’y a pas assez de logements, nous prenons le parti de construire des logements nouveaux.

I. Constats sur la situation actuelle

Comme d’habitude dans nos approches de simulation, nous obtenons 2 types de résultats. Les premiers, permettent de mieux comprendre les raisons de la situation actuelle. Les seconds, permettent d’apprécier le potentiel de réduction lié à la stratégie étudiée.

1. La majorité des ménages est bien localisée

On observe d’abord que 70 % environ des ménages d’actifs sont bien situés. C’est beaucoup, et sans doute beaucoup plus que ce que nous suggèrent les images d’autoroutes saturées, de trains bondés. C’est rassurant, cela montre que beaucoup de gens sont attentifs à cette question, font attention lorsqu’ils se logent à l’endroit de leur travail. Mais c’est aussi inquiétant : s’ils cessaient de l’être, si ces 70 % d’actifs bien situés ne trouvaient plus chaussure à leur pied sur le marché du logement, notre système de transport ne serait plus saturé, il exploserait.

2. La tendance à l’éloignement croît avec la concentration de l’emploi

On observe ensuite que les raisons de l’éloignement de plus de 30 minutes entre le domicile et le lieu d’emploi, ne sont pas celles auxquelles on pense habituellement. Non, les familles nombreuses, les ménages modestes et même les périurbains ne sont pas plus nombreux à être mal situés. Les deux déterminants les plus importants de l’éloignement sont la concentration de l’emploi (travailler dans un lieu où la densité d’emploi est forte, comme à La Défense et dans l’ouest parisien) et la cherté moyenne du prix de l’immobilier (que ce soit à l’achat ou à la location) autour du lieu d’emploi. On passe par exemple de près d’un actif mal localisé sur deux à Paris à moins d’un sur 6 lorsque l’emploi est situé en grande couronne ce qui signifie éloigné. Si je prends les 27 communes (sur les 1200 que compte la région) où les emplois sont les plus concentrés et où les prix moyens au voisinage de ces emplois sont les plus élevés, ces 27 communes rassemblent près de la moitié des actifs mal localisés de la région.

3. La gentrification participe indirectement à l’éloignement

Ces deux éléments, concentration de l’emploi et prix immobiliers au voisinage de l’emploi, sont évidemment liés et sont aussi un déterminant fort de l’éloignement. Mais il faut aussi se méfier des explications trop automatiques. Ainsi, parmi les ménages mal localisés, plus du tiers vit dans un endroit où l’immobilier est plus cher qu’au voisinage de leur lieu d’activité. C’est le cas pour près de la moitié des cadres, et pour plus de la moitié pour des ménages parisiens. C’est une forme de mal localisation choisie et non pas subie, c’est le prix que les plus aisés acceptent de payer pour être entre soi. Cela fait monter les prix immobiliers, ce sont des zones recherchées et contribue à réduire les possibilités de bien se situer pour les ménages plus modestes. Dernier point, qui aura des conséquences pour la suite, ceux qui sont mal localisés sont plus utilisateurs des transports publics que les biens localisés : 58 % des mal-localisés utilisent les transports publics, pour se rendre à leur travail, contre 44 % seulement pour ceux qui sont bien localisés. Donc quand on va bien localiser les gens, ils vivront un peu moins les transports publics.

II. Comment faire advenir la "ville cohérente" ?

1. Construire des logements neufs pour un quart des relogés

Nous arrivons à reloger dans les logements existants et « convenants » à la taille des familles, les trois quarts des actifs grâce aux échanges de cette énorme bourse au logement. Cela signifie que pour un quart d’entre eux, il faut qu’on imagine de construire des logements neufs. Ce qui manque, c’est surtout en banlieue proche, ce sont les grands appartements en locatif privé d’abord, puis en locatif social et puis enfin en accession à la propriété. Ce besoin, il est important, il n’est pas énorme, il pourrait être satisfait avec 3 ans de construction neuve, mais de construction neuve au bon endroit dans la région.

2. Reloger les trois quarts des gens avec un peu moins de confort

Pour ceux qui changent de logement dans le parc existant, si l’on raisonne en moyenne des prix immobiliers par quartier, et bien ils doivent aller vers des lieux où les prix immobiliers vont être un peu plus élevés en moyenne. Ils ont en échange de meilleures conditions de déplacements. Mais dans chaque zone, il y a des différences de prix par m2 liées à la qualité du quartier, de l’immeuble ou à la position du logement dans l’immeuble. Quand on tient compte de tout ça, on voit qu’on peut toujours se loger plus près et à peu près au même prix, mais en perdant quelque chose dans un de ces domaines, qualité du logement par exemple.... C’est ce qui passerait demain, si le train ou l’essence devenaient hors de prix, on se relocaliserait plus près avec un petit peu moins de confort.

3. Résultats : des temps de transport et des autoroutes aux trafics allégés

Pour les transports, les changements qui sont simulés soulagent énormément et les autoroutes et les trains aux heures de pointe. La baisse de l’occupation des transports publics est de l’ordre du tiers, ça devient plus confortable. Pour les routes et autoroutes, la baisse n’est que de 10 %, mais 10 % en moins aux heures de pointe, on sait que c’est à peu près 25 % de temps de trajet perdu en moins. Par ailleurs, on peut faire mieux pour la route notamment parce qu’avec des gens plus près, on utilise plus des vélos, des vélos électriques, des modes moins encombrants à condition que ces modes soient bien accueillis sur la voirie et que les usagers ne se sentent pas vulnérables. Ce que montre avant tout ce travail, c’est que l’éloignement n’est pas une fatalité. En Ile-de-France, même dans la situation actuelle, où l’emploi est très concentré, rapprocher les gens de leur travail n’est ni impossible, ni très coûteux.

III. Les conditions du succès

Il ne faut pas être naïf, et nous savons qu’il y a des obstacles sur ce chemin et ces obstacles ne sont pas minces.

1. Se concentrer sur les emplois stables

Pour que la démarche ait un sens, il faut se concentrer sur ceux qui ont un emploi stable. On ne fait pas la "ville cohérente" avec des emplois précaires où les gens changent de lieu de travail tout le temps. Nous ne pourrons pas s’ajuster en permanence entre emploi et résidence. La flexibilité du travail est sans doute utile, mais elle a des limites et un coût caché important.

2. La nécessité d’une approche coordonnée entre logement et transport

Pour que cette démarche ait une chance d’être mise en œuvre, maintenant que les pouvoirs publics s’en saisissent, il faudrait que les services qui s’occupent du logement et des transports se parlent, aient une approche coordonnée, une vision commune et acceptent que les budgets des uns puissent servir aux autres. On en est sans doute très loin aujourd’hui.

3. S’appuyer sur les aspirations des individus

On ne doit pas non plus ignorer que certains ménages ont développé des attaches là où ils résident. On ne va pas remplacer des transports contraints par des localisations contraintes. Il faut donc se focaliser sur ceux qui sont prêts à bouger. Ils sont nombreux. En dix ans, ce sont plus des trois quarts des actifs qui ont changé de résidence ou d’emploi, ou des deux. L’enjeu, c’est de ne pas décourager ces changements et d’essayer qu’ils se fassent avec des rapprochements. Que passer d’une commune à une autre ne fasse pas perdre ses droits au logement social par exemple. Que revendre pour acheter ailleurs plus près ne soit pas pénalisé par des droits de mutation très élevés quand on est propriétaire. Plus encore, qu’on prenne conscience que transporter un usager sur des distances longues dans des contextes métropolitains, exige plus de 5000 euros d’aides publiques par an, et il faut se demander si ces 5000 euros seraient pas mieux employés à aider des personnes à trouver un logement plus proche de là où ils ont à aller.

Un long chemin à parcourir

En conclusion, aujourd’hui, nos règles, notre fiscalité, et même le tarif unique dans les transports d’Île-de-France nous incitent à l’immobilité résidentielle, alors que l’économie demande plus de mobilité sur le marché du travail. Ces deux faits mis bout à bout, cela fait des trains bondés et des autoroutes saturées, malgré 10 % de chômeurs. Ça coûte cher et ne satisfait personne. Pour résumer, la "ville cohérente", c’est une démarche qui peut être progressive, c’est petit à petit plus de cohérence dans des politiques publiques qui en manquent cruellement aujourd’hui. Ce n’est pas le grand soir, mais y a du boulot !



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Jean-Pierre Orfeuil

Urbaniste

Jean-Pierre Orfeuil est ingénieur des Mines, docteur en statistiques et professeur d’aménagement à l’Institut d’urbanisme de Paris. Il a abordé dans ses travaux la mobilité quotidienne sous de nombreux angles, notamment : la relation dynamique entre urbanisation et potentiel de mobilité ; les liens réciproques entre pauvreté, précarité et mobilité ; ou les politiques publiques de transport.



Pour citer cette publication :

Jean-Pierre Orfeuil (27 Mars 2017), « Tous à 30 minutes maximum de son emploi : l’hypothèse de la "ville cohérente" », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 04 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/3571/tous-30-minutes-maximum-de-son-emploi-lhypothese-de-la-ville-coherente


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