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Perspective multi-niveaux (MLP) et théories des pratiques : une fausse controverse ?

25 Novembre 2015

Dans le domaine florissant des transitions vers la durabilité une discussion intéressante s’est développée à propos des mérites respectifs et des relations entre deux méthodes analytiques connues sous le nom de modèles d’innovation multi-niveaux et de théorie des pratiques sociales.


Introduction, par Javier Caletrio

Les débats sont le moteur de la recherche académique. Dans le domaine florissant des transitions vers la durabilité, une discussion intéressante s’est développée à propos des mérites respectifs et des relations entre deux méthodes analytiques connues sous le nom de modèles d’innovation multi-niveaux et de la Théorie des pratiques sociales. Pour les praticiens et les chercheurs qui s’intéressent aux transitions en matière de mobilité, cette discussion illustre la manière dont diverses formes de conceptualisation du changement social peuvent aboutir à des stratégies d’intervention différentes. Quelle est la nature de ce débat et s’est-il avéré être une fausse controverse ?

Les modèles d’innovation « multi-niveaux » ont été inspirés par Rip et Kemp et développés par Frank Geel et d’autres. Ce cadre analytique met l’accent sur les transitions dans les systèmes sociotechniques et suit les innovations sociotechniques (vertes, comme la pile à combustible) depuis leur création jusqu’à leur adoption et leur application. L’enjeu principal est de comprendre comment des changements dans les contextes environnemental, politique, économique, culturel (par exemple, le désir de vitesse) peuvent donner aux innovations environnementales des possibilités de remplacer un régime sociotechnique dominant (par exemple, l’automobilité dépendante du pétrole) et de devenir la norme. La relation entre ces trois niveaux d’analyse (la niche, le régime et le paysage) relève donc de la coévolution et de l’adaptation mutuelle.

De même, dans le domaine des transitions durables, les théories des pratiques ont gagné en importance en tant que réponse à la conception de la durabilité qui considère le comportement comme une affaire choix individuel et qui, par conséquent, plaide en faveur d’instruments d’intervention qui aident les individus à faire des choix plus éclairés, « plus verts » (par exemple, donner de l’information, des incitations économiques). S’écartant de cette conception² individualiste de l’action et du changement, les théories des pratiques posent la question de savoir ce qu’il y a de différent dans le fait de considérer des pratiques comme conduire, cuisiner, rouler à vélo ou prendre un bain, non pas comme celles d’individus mais comme unité d’analyse. Ici, les pratiques sont conçues comme des combinaisons de compétences, de significations et d’éléments matériels. Par exemple, le fait de rouler à vélo peut être associé à un corps sain et nécessite une bicyclette et la capacité de l’utiliser. Dans cette approche, le social est conçu comme un épais tissu évolutif de pratiques interconnectées qui se transforme à mesure que les compétences, les éléments matériels et les significations se modifient. Cela permet de comprendre les rythmes spatiaux-temporels de la société en tant qu’ils sont directement reliés à l’émergence, la diffusion, le déclin et la disparition de pratiques.

Alors que l’ensemble des outils d’intervention proposés par les modèles multi-niveaux d’innovation mettent souvent l’accent sur la promotion et la diffusion des innovations technologiques, les modes d’intervention qui s’appuient sur les théories de la pratique cherchent quant à eux à intervenir dans le tissu évolutif des pratiques sociales d’une façon qui contribue à la diffusion de pratiques durables et au déclin de celles qui sont indésirables.

Bien que les deux approches conceptuelles aient été appliquées à un programme de transition depuis le début des années 2000, c’est au cours de la seconde moitié de cette décennie qu’un dialogue entre les partisans des deux modèles a commencé. Les modèles multi-niveaux ont été critiqués pour avoir insisté sur l’innovation technologique et sur les infrastructures de distribution. Malgré leurs références aux processus systémiques et co-évolutifs, il leur a été reproché d’ignorer les modes de vie et de consommation. En outre, il leur a été suggéré de reconsidérer leurs affirmations tacites concernant la manière dont les problèmes sont cadrés, l’identité des acteurs clés des transitions sociotechniques et, surtout, l’idée même que les transitions puissent être gérées. Eu égard à ces défauts, des voix se sont fait entendre pour une meilleure prise en compte de la diversité des approches du changement social systémique et les théories des pratiques sociales ont été mises en évidence pour leur capacité à améliorer l’étude des transitions vers la durabilité. Depuis lors, l’échange a été enrichi par des conceptions nuancées des façons dont chaque cadre analytique conceptualise le social dans le tandem sociotechnique, le rôle du pouvoir, la capacité d’agir et l’inégalité dans les transitions, le pouvoir explicatif de chaque modèle, et les façons de rendre compte du changement et de la stabilité.

À la lumière de cette discussion toujours en cours, certaines questions peuvent se poser. Dans quelle mesure les différences entre les deux modèles ont-elles été exagérées ou peut-être mal comprises? Quelles ressemblances ont pu être négligées ? Y a-t-il une possibilité de combiner les théories des pratiques et les modèles multi-niveaux pour produire des analyses plus complètes et plus détaillées des transitions ainsi que des outils d’intervention plus affinés ? Est-ce possible ou souhaitable ? Quels sont les pertes et profits d’un tel processus ?

Deux chercheurs ayant contribué au développement d’études sur la transition expliquent leur propre manière de comprendre chacun des modèles conceptuels, leurs vertus et leurs incidences respectives ainsi que le potentiel et les limites de la combinaison d’approches différentes.

Javier Caletrio

Pour aller plus loin:

Deux livres-clefs (par Javier Caletrio) :

Les dynamiques de la pratique sociale : la vie quotidienne et comment elle évolue - d'Elizabeth Shove, Mika Pantzar et Matt Watson

L’automobilité en transition ? Une analyse sociotechnique des transports durables - de Geels, Kemp, Dudley and Lyons

Un Regards croisés (Par Matt Watson et Frédéric de Coninck) :

Changer de comportement pour un avenir moins carbonné

Transition

Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.

En savoir plus x

Les débats relatifs aux défis sociétaux majeurs – bien-être, santé liés au changement climatique – nécessitent de comprendre le changement sociétal. Les sociétés sont dynamiques – en tension constante entre des processus de changement et d’équilibre – et le mot « transition » tente d’expliquer ces processus et leurs conséquences. Les perspectives multi-niveaux (MLP) et les théories des pratiques sont susceptibles de fournir des indications nuancées mais limitées, sur les possibilités de transition vers des organisations sociétales différentes.

Je considère les théories comme autant de prismes permettant d’examiner et d'éclairer les phénomènes et les problèmes sociaux. Dans cette controverse, les phénomènes sont de vastes processus de changement social et la question est de savoir comment les sociétés pourraient être organisées pour que des pratiques de base comme la mobilité soient moins consommatrices de ressources. Il faut utiliser des prismes différents pour examiner des phénomènes et des questions différents. Et des prismes différents permettent d’examiner des phénomènes et des questions identiques sous plusieurs angles. C’est la raison pour laquelle je n’aborderai pas cette controverse en termes de MLP ou de théories des pratiques, mais en considérant le type d’éclairage que chaque approche apporte aux phénomènes et questions concernés.

C’est en référence au développement durable que la MLP et les théories des pratiques ont été mises en œuvre au cours des dernières années. Ces deux théories se sont développées en relation avec le phénomène sociétal du changement climatique en posant la question : « comment atteindre la durabilité ? » Une grande attention a été accordée à la « Production et la consommation durables » (« Sustainable Production and Consumption »), la PDC. L’idée était que – dans un contexte de changement climatique, de dégradation environnementale, de problèmes de ressources et de déclin de la biodiversité – la recherche dans ces deux domaines fondamentaux de l’activité humaine est nécessaire dans la mesure où ils doivent changer ensemble pour accomplir des progrès significatifs vers le développement durable (par exemple le facteur 4-10). La MLP et les théories des pratiques ont gagné du terrain par leur promesse commune de dépasser les solutions technologiques (offre) et celles reposant sur le choix du mode de vie individuel (demande), qui ont dominé les premières discussions sur la PDC.

La MLP appliquée aux transitions présente un cadre théorique, étayé par de nombreuses études de cas, des voies récursives par lesquelles les innovations dans les domaines de la technologie et de l’organisation émergent en relation avec des processus socio-culturels, économiques et politiques plus larges. Cette approche plaide pour une focalisation sur le sociotechnique, ce qui implique un lien indissoluble entre la société et la technologie. Geels souligne succinctement son cadre multidimensionnel, hiérarchique, de la façon suivante :

« La MLP distingue trois niveaux analytiques : les niches (lieux de l’innovation radicale), les régimes sociotechniques, qui sont figés et stabilisés sur plusieurs dimensions, et un paysage sociotechnique exogène. Ces “niveaux” se réfèrent à des configurations hétérogènes d’une stabilité croissante. La MLP suggère que les transitions, définies comme des changements de régime, surviennent par des processus qui interagissent au sein de ces niveaux et entre eux. Les transitions ne se produisent pas facilement parce que les régimes existants se caractérisent par le blocage et la dépendance au sentier, et sont orientés vers une innovation incrémentielle qui suit des voies prévisibles. Les innovations radicales émergent dans des niches, où des acteurs engagés promeuvent la coopération et le développement sur plusieurs dimensions pour créer des “configurations qui fonctionnent” (Rip et Kemp, 1998). Ces innovations de niche peuvent avoir un plus grand succès si les évolutions du paysage externe créent des pressions sur le régime qui mènent à des fractures, des tensions et des fenêtres d’opportunité. »

Les études MLP s’intéressent aux processus par lesquels des innovations (radicales et progressives) engendrent des changements sociétaux. L’innovation se situe dans des systèmes qui se définissent souvent par des secteurs ou domaines (par exemple électricité ou énergie, voitures ou mobilité, musique ou médias) où les changements technologiques et sociétaux sont interdépendants. Les « acteurs » essentiels de ces processus de changement comprennent : des institutions financières, des intermédiaires culturels, des gouvernements, des entreprises, et des « utilisateurs » (des innovations). Privilégiant la technologie, des études empiriques ont examiné des exemples tels que l’émergence des automobiles (L’automobilité en transition ? Une analyse sociotechnique des transports durables - de Geels, Kemp, Dudley and Lyons), des bateaux à vapeur, de nouvelles technologies agricoles et des technologies d’énergie renouvelable. Elles insistent toutes sur les effets de blocage du paysage et sur les configurations de régime, tout en mettant aussi l’accent sur leurs aptitudes à créer des opportunités pour l’innovation progressive par le biais de changements dans le débat politique et les valeurs sociales. Les débats sur le changement climatique et l’intérêt croissant pour l’environnement sont de bons exemples de la façon dont les changements au niveau du paysage créent des opportunités de changement à d’autres niveaux. Par ailleurs, les innovations au niveau des niches, ont la capacité d’engendrer des changements radicaux en perturbant les niveaux du paysage et du régime. C’est en partie pour cette raison que beaucoup de chercheurs MLP se concentrent sur les initiatives de la base et insistent sur les transitions « de bas en haut ».

Appliqués au domaine de la mobilité, les exemples de transition indiquent une reconfiguration d’éléments dans divers niveaux (Spurling & McMeekin, 2014). Au niveau des niches, ils incluent : des voitures avec des sources d’énergie alternatives (véhicules électriques, biocarburants, piles à hydrogène) ; et de nouvelles infrastructures de distribution de carburant ou de chargement. Au niveau du régime, ils pourraient inclure : des taxes pour limiter la congestion des villes et les péages d’autoroutes, qui privatiseraient l’accès au routes ; la baisse de l’usage de la voiture à cause des prix élevés du pétrole (par exemple pic pétrolier), les taxes élevées sur le carbone et les tarifs de parkings ; les évolutions de la propriété des véhicules (du fait qu’elle devient plus chère) vers le partage des voitures, la location et le covoiturage. Et, au niveau du paysage, ils pourraient comprendre : des transferts modaux de la voiture vers les trains, les trams, les bus et le vélo ; et, des modes de transports publics plus développés liés à des systèmes de transport intégrés avec de meilleures connexions modales.

La MLP et la théorie des pratiques sont des projets intellectuels toujours en chantier. Elles font partie d’une position globalement cohérente car, en dépit d’orientations de fond différentes, elles présentent plusieurs similarités importantes. Premièrement, les unités d’analyse (systèmes et pratiques sociotechniques) sont conceptualisées comme étant des configurations hétérogènes ayant des éléments qui évoluent de concert. Deuxièmement, la capacité d’agir est perçue comme étant structurée ou formée par des routines, des règles, des habitudes, des conventions. Troisièmement, elles abordent la tension analytique entre, d’une part, la reproduction de systèmes actuels et de modes de vie normaux (« stabilité »), et, d’autre part, l’émergence d’alternatives qui peuvent poser les bases de la transition (« changement »). Finalement, elles partagent une orientation processuelle (Abbott, 2001), qui met l’accent sur la coévolution, l’interaction sociale, l’harmonisation, et la lutte entre les configurations anciennes et nouvelles (que ce soient celles des pratiques ou des systèmes sociotechniques). Les deux approches perçoivent le monde comme dynamique, et comprenant de multiples groupes sociaux interactifs qui ont des croyances, des intérêts, des stratégies et des ressources, et répondent à leurs mouvements mutuels (malgré le fait que l’importance accordée à l’action stratégique varie selon les interprétations de la théorie des pratiques sociales).

Malgré ces points communs, il y a quelques divergences manifestes. Premièrement, la MLP est une perspective heuristique (ou une théorie de moyenne portée), dont le cadre d’analyse est plutôt ouvert et qui, pour traiter ses aspects insuffisamment développés, a la capacité d’intégrer les idées de théories auxiliaires. Dans une perspective critique, ce point pourrait être de nouveau avancé pour soutenir qu’elle a tendance à absorber dans son cadre des récits alternatifs qui cherchent à défier son orthodoxie. La théorie des pratiques est, de façon plus délibérée, une théorie dotée d’un prisme théorique spécifique (particulièrement en ce qui concerne les « pratiques sociales », voir Shove et al., 2012). On reproche fréquemment aux théories des pratiques d’exclure les idées qui ne suivent pas fidèlement leurs assertions. Ceci ne va pas de soi – l’approche de Matt Watson en termes de « systèmes de pratiques » en est un bon exemple, et comme l’explique Spaargaren (2011 : 85), un travail important est accompli pour élargir le cadre d’analyse : « À côté des pratiques de consommation habituelles de la vie quotidienne, il y a également des pratiques implicites dans la reproduction de marchés, de la politique et de la société civile. »

Deuxièmement, bien qu’on ait fait grand cas des tensions entre les ontologies verticales et horizontales (plates) (pour des détails, voir la position de Watson dans le texte ci-dessous), je considère que cette distinction est moins pertinente pour comprendre les enjeux pratiques de la controverse. De nombreuses « théories des pratiques » ne souscrivent pas à une ontologie plate, notamment l’analyse des relations sociales par Bourdieu et la défense par Warde des théories des pratiques ayant pour objet la consommation. De même, certaines analyses qui s’inspirent de la MLP tendent à mettre l’accent sur les relations horizontales, en particulier aux niveaux des niches, en insistant sur le fait que le passage à l’échelle supérieure ne signifie pas seulement le déploiement ou le recrutement de personnes supplémentaires pour des modes d’organisation spécifiques des pratiques, souvent à un niveau local ou communautaire. L’élément important de cette discussion réside dans l’accent mis sur l’économie politique et les relations de pouvoir. Le cadre d’analyse de la MLP intègre une hiérarchie des pouvoirs et des intérêts politico-économiques qui exercent une influence sur le processus de transition. La description, ci-dessus, du potentiel pour la transition en matière de mobilité accorde une place centrale aux intérêts et à l’influence des industries de la pétrochimie et de l’automobile dans les configurations de la pratique actuelle et dans le cadrage des débats sur de nouvelles configurations potentielles. Les théories des pratiques sont moins loquaces sur l’économie politique, bien que la description par Bourdieu (1990) de la production et de la consommation culturelles insiste sur le pouvoir de groupes sociaux dominants dans la légitimation et la reproduction d’un certain agencement de pratiques spécifiques.

Troisièmement, l’une de ces deux théories a été plus appliquée à la consommation et l’autre à la production (McMeekin & Southerton, 2012). Conformément à leurs généalogies intellectuelles, les théories des pratiques s’intéressent plus aux significations et expériences culturelles de ce que les gens font, alors que la MLP s’est beaucoup plus centrée sur les producteurs et les développeurs actuels d’innovations radicales que sur les changements de modèles de consommation nécessaires pour absorber ces dernières. La MLP ne reconnaît la consommation que par le biais de processus d’adoption et de diffusion technologiques, en la réduisant à une question d’achat et d’usage. Eu égard à l’insistance sur les « niches », l’analyse tend à identifier des « utilisateurs spéciaux » souvent décrits comme : des consommateurs d’avant-garde qui sont les premiers adeptes de technologies ; des « consommateurs actifs » qui s’engagent intensivement dans la modification et le développement de technologies visant un marché plus vaste ; et des organisations de la société civile, des groupes de défense des consommateurs ou des consommateurs éthiques. Outre ces groupes, il y a la masse des « usagers ordinaires » qui sont supposés imiter ou suivre le courant d’adoption technologique déclenché par les utilisateurs spéciaux. Les usagers ordinaires sont perçus comme un groupe relativement homogène captif du régime sociotechnique actuel ; leur attachement aux technologies existantes procure une stabilité à ce régime et constitue une source de résistance aux innovations radicales.

Pour les chercheurs qui s’intéressent à la question de la consommation, ce point de vue des « retombées » inspiré par Veblen, n’est pas seulement daté mais il passe à côté de l’essentiel. Comme le dit Warde (2005 :131) : « la consommation apparaît lorsque les produits sont pertinents par rapport à la façon dont les acteurs sociaux s’engagent ». Si nous voulons comprendre comment la consommation se transforme, nous devons nous décentrer de l’acte d’achat (et d’usage) pour mettre l’accent sur les significations des pratiques quotidiennes. Les théories des pratiques permettent de traiter ce manque, en créant des outils conceptuels pour explorer la culture (significations et conventions), les relations sociales (identité, différenciation, inégalités), et les talents et compétences (y compris les capitaux économique, social et culturel qui forment les compétences). Autre point essentiel : en insistant sur la matérialité (notamment les technologies et les infrastructures), les théories des pratiques partagent plusieurs principes conceptuels de la MLP et constituent avec elle un terrain commun pour des développements théoriques et empiriques. À l’inverse, le cadre de la MLP est en mesure d’éclairer des processus liés à l’économie politique qui faciliteraient une meilleure explication de l’aspect production qui joue un rôle dans la configuration des pratiques sociales.

Ceci n’est pas un plaidoyer en faveur d’une fusion ou d’une synthèse, mais pour une alliance entre divers prismes théoriques qui ont en commun une conception du changement social perçu comme une question de processus et d’interdépendances recouvrant une gamme d’éléments hétérogènes. Les éléments centraux des systèmes sociotechniques sont : les objets techniques, la connaissance scientifique, les structures industrielles, les marchés et la demande des consommateurs, l’infrastructure, la stratégie et la régulation. Il n’existe pas de typologie unique des éléments des théories des pratiques qui fasse consensus, mais la plupart des chercheurs suggèrent que les pratiques sociales consistent en une sorte de combinaison d’objets matériels et d’infrastructures, de savoir-faire pratique, et d’objectifs ou de significations socialement sanctionnés. Il est primordial de savoir comment ces éléments sont actuellement configurés et comment ils peuvent être « reconfigurés » pour promouvoir la transition vers la durabilité (Geels et al., 2015). L’élargissement de l’éventail d’éléments « ouvre » l’analyse qui évalue la relation entre la production et la consommation, sans réduire l’offre et la demande à de simples questions de disponibilité ou d’acquisition de technologies (ou de biens et services). Une telle alliance encouragerait aussi la prise en compte de l’importance d’un éventail d’acteurs – au-delà des gouvernements, des groupes du milieu des affaires et de la société civile – dans la configuration de systèmes ou de pratiques qui incluraient des mouvements sociaux, des médias, des organes consultatifs, des chercheurs, des groupes d’intérêt spécifiques. L’exemple (évoqué ci-dessus) de reconfiguration d’un système de mobilité en fournit une brève illustration. Dans ce cas, plusieurs éléments ont été identifiés comme fonctionnant à tous les niveaux de la MLP. Les théories de la pratique leur apportent les compléments conceptuels de la compréhension culturelle de la mobilité et les pratiques interconnectées dans lesquelles la mobilité est incorporée (pour des exemples, voir la contribution de Matt Watson). L’ajout conceptuel (par la MLP) de divers « acteurs » actifs dans la reproduction ou la contestation des configurations actuelles de la mobilité qui sont actuellement dominées par la voiture privée (des groupes de défense des « conducteurs » aux supermarchés qui promeuvent la livraison à domicile de leurs produits), offre une opportunité pour une plus grande prise en considération de l’économie politique et du pouvoir.

Références bibliographiques :

Abbott, A., 2001, *Time Matters: On Theory and Method*, Chicago, IL: University of Chicago Press.

Bourdieu, P., *Le Sens pratique*, Les Éditions de Minuit, Paris, 1980.

Caletrio, J., recension de : [Geels, Kemp, Dudley, Lyons, L’automobilité en transition ? Une analyse sociotechnique des transports durables](https://fr.forumviesmobiles.org/publication/2014/10/20/revue-critique-2610), 2014

Geels, F. W. (2010) ‘Ontologies, socio-technical transitions (to sustainability), and the multi-level perspective’, Research Policy 39, 495–510.

Geels, F.W., McMeekin, A., Mylan, J. & Southerton, D., 2015 ‘A critical appraisal of Sustainable Consumption and Production research: The reformist, revolutionary and reconfiguration agendas’, Global Environmental Change, 34: 1-12.

Rip, A. and R. Kemp, 1998, ‘Technological change’, in: S. Rayner and E.L. Malone (eds), Human Choice and Climate Change, Columbus, Ohio: Battelle Press. Volume 2, pp. 327-399.

Spaargaren G, 2011, “Theories of practices: agencies, technology, and culture. Exploring the relevance of practice theories for the governance of sustainable consumption practices in the new world-order” Global Environmental Change, 21 813–822.

Shove, E., Pantzar, M. & Watson, M. (2012), *The Dynamics of Social Practice*, London: Sage.

Spurling, N. and McMeekin, A. (2014) “Interventions in practices: Sustainable mobility policies in England”, in Strengers, Y. and Maller, C. (eds.), Beyond Behaviour Change, Routledge.

Warde, A., 2005, ‘Consumption and theories of practice’, Journal of Consumer Culture, 5(2): 131-54.

Quelle que soit l’apparence de la société durable de demain, elle devra être fondamentalement différente de celle d’aujourd’hui, et les façons dont la mobilité est en rapport avec tant d’aspects de la vie sociale indiquent qu’elle devra changer au moins autant que tout ce qui l’entoure. Heureusement, nous ne devons pas nous mettre d’accord sur une conception définitive, mais seulement sur la direction à suivre et sur l’engagement nécessaire pour entamer la marche dans cette voie. Cependant, la rigidité des modèles de vie et d’ordres sociaux profondément non durables indiquent que même cette ambition relativement modeste exige que nous rassemblions toutes les bonnes idées et que nous trouvions ce qu’il y a lieu d’en faire.

Cette controverse proposée par le Forum Vies Mobiles est un bon test pour entreprendre cette démarche. Parmi ces bonnes idées, la Théorie des pratiques sociales et la Perspective multi-niveaux (MLP) sont devenues célèbres dans divers domaines de recherche et de pensée relatifs au type de changement social nécessaire pour amener la société dans la voie de la durabilité. Des partisans de premier plan de chacune de ces deux approches ont soutenu l’incompatibilité de l’une avec l’autre. Mais y a-t-il des terrains sur lesquels on peut les réunir ? Peut-il même y avoir des raisons de penser qu’il serait bénéfique de le faire, en permettant de poser et de traiter de nouvelles questions ?

La théorie des pratiques propose des clefs de compréhension pertinentes et stimulantes des raisons pour lesquelles les gens en viennent à faire ce qu’ils font ; et comment ces actes se rapportent à des relations sociales plus larges, constitutives de l’ordre social et relatives au changement. Ces modes de compréhension contrastent avec les descriptions orthodoxes du comportement, considéré comme étant une question d’individus faisant des choix en adéquation avec leurs attitudes , plutôt que de voir l’action comme l’accomplissement de pratiques.

Fondamentalement, toute activité reconnaissable peut être considérée comme une pratique : se promener, rouler à vélo, conduire ou prendre le bus. En la considérant comme une pratique, chacune est…

« …un type de comportement routinier qui consiste en plusieurs éléments, interconnectés entre eux : les formes d’activités corporelles, les formes d’activités mentales, les « choses » et leur usage, une connaissance de base sous la forme de compréhension, de savoir-faire, d’états émotionnels et de connaissance motivationnelle . »

Cette définition souligne la façon dont la théorie des pratiques considère l’action comme étant bien plus que des attitudes et des choix. Elle comprend la routinisation, la connaissance incorporée et tacite, les normes, les choses, etc. Cependant, on peut aussi prendre la notion de pratique au sens du langage commun en se référant simplement à ce que les gens font, aux habitudes d’un individu. Néanmoins, on passerait à côté des implications radicales du concept. Pour Schatzki , « l’ordre social et l’individualité… résultent tous deux de pratiques. » Pour des penseurs comme lui, les pratiques sont centrales pour comprendre le caractère récursif des relations entre la structure sociale et les détails de l’action humaine, c’est-à-dire que la structure et l’action sont co-constitutives l’une de l’autre.

Il en est ainsi parce qu’une pratique n’est pas seulement présente dans les moments où une personne rassemble les divers « éléments » nécessaires – les éléments matériels, la compétence et des significations pour être en mesure de faire l’activité en question. Elle existe aussi en tant qu’ entité. Nous pouvons illustrer cela par le fait de rouler à vélo et de conduire, considérés comme des pratiques. Chacune d’elle existe comme une entité dans la mesure où nous pouvons parler de l’action de rouler à vélo et des éléments qui en font une pratique – y compris des technologies comme les vélos, les accessoires, les panneaux de signalisation. Chacune implique des compétences particulières et des façons d’utiliser le corps, elles ont leurs significations sociales, leurs normes et leurs règles propres. Mais chacune de ces pratiques de cyclisme ou de conduite ne continue à exister en tant qu’entité que dans et par son accomplissement par ceux qui les pratiquent – principalement par des gens qui roulent à vélo ou conduisent des voitures . Il est clair que cette conception de la pratique permet de comprendre pourquoi une si grande partie de la vie quotidienne reste, de façon surprenante, rigide (même face aux conséquences catastrophiques et prévisibles de ces modes de vie, notamment en termes de changement climatique). Mais elle fournit aussi des moyens pertinents pour comprendre comment le changement survient. Si l’on considère le changement concernant des pratiques prises isolément, il est clair qu’il peut survenir par le biais d’une modification des relations entre les compétences, la signification et les éléments matériels. Il est évident que le fait de rouler à vélo prend des formes très différentes selon le lieu (comparons, par exemple, Copenhague et Sheffield) et l’époque (comparons Londres dans les années 1940 et la même ville dans les années 1990 et aujourd’hui) en représentant diverses configurations entre les éléments. Cela met en lumière l’éventail de moyens par lesquels les modèles routiniers de l’action humaine changent, en ouvrant des possibilités d’intervention. Cependant, le véritable potentiel de la Théorie des pratiques sociales à élucider le changement social découle de l’appréciation des façons dont ses pratiques interagissent entre elles. Ces dernières années ont vu naître un éventail de concepts destinés à traiter ces relations, notamment chez Shove, Pantzar et Watson discutant de de grappes et d’ensemble de pratiques , ou dans l’analyse de Schatzki sur les constellations de la pratique . Chaque terme contient des significations différentes mais cherche à articuler les différentes façons dont les pratiques sont unies, co-dépendantes et co-constitutives, quelle que soit la façon dont certaines d’entre elles sont unies dans le temps (par exemple les différentes pratiques liées à la manière de s’approvisionner, de manger ou de ranger après un repas familial), dans l’espace (comme les pratiques de la vie de bureau) ; ou dans des relations plus manifestement co-dépendantes comme les modèles de mobilité qui permettent la coordination étroite de diverses pratiques à la maison, au travail, dans les magasins, les espaces de loisir sur un espace élargi dans un temps limité. Il est clair que les modèles contemporains de mobilité ont co-évolué avec un large éventail d’autres pratiques et avec les espaces-temps dans lesquels ils peuvent être mis en œuvre.

En principe, le changement social à n’importe quelle échelle pourrait être expliqué en termes de changements de pratiques. Une transition sociale fondamentale serait en principe comprise, ni plus ni moins, comme le fruit des processus de changement dans ce que les gens font dans les nombreux espaces d’activités que comprend la société. Les processus de changement dans les activités des gens sont toujours incrémentaux, car la mise en œuvre d’une pratique est peu susceptible d’être plus que marginalement différente de la précédente. Mais parfois ces changements incrémentaux se rapprochent ; et les changements dans une pratique ont presque toujours des effets sur d’autres pratiques. Les relations entre les pratiques et les rythmes de changement peuvent signifier que les changements incrémentaux surviennent à une fréquence plus élevée et dans de nombreuses pratiques en même temps, ce qui s’ajoute à ce qui apparaît, du moins rétrospectivement, comme une phase de transition sociale rapide.

Cela reflète les défis de l’ « ontologie plate » de la théorie des pratiques. Cette expression, qui peut être perçue comme ésotérique, représente la compréhension de toute réalité sociale comme une affaire d’actions humaines et des traces qu’elles produisent collectivement dans les éléments matériels (comme les technologies, les immeubles, les infrastructures, etc.), les représentations, les discours, les significations, les compétences et les techniques. Par essence, tout phénomène social apparemment important – par exemple les États ou les entreprises – ou les structures sociales comme le genre ou la classe – sont des effets cumulatifs de pratiques (ces pratiques étant formées par les phénomènes et structures en question ).

Malgré ce potentiel théorique, les applications empiriques de la théorie des pratiques ont du mal à aller au-delà de la prise en compte de types particuliers de changement, et restent souvent limitées à des détails de l’action quotidienne en relation avec des pratiques particulières. Il est compréhensible que les approches qui fournissent des concepts permettant de traiter plus facilement de grands phénomènes sociaux sont ainsi plus simples à appliquer, plus tangibles pour aborder la transition.

La Perspective multi-niveaux (MLP) est l’une d’entre elles. Comme l’indique la contribution de Dale Southerton à cette controverse, et comme son nom le suggère, la MLP n’est pas horizontale. Son intérêt réside, en partie, dans le fait qu’elle différencie clairement diverses échelles, de la niche au paysage, en passant par le régime, en fournissant des concepts et des termes qui permettent à l’analyse de travailler à partir des détails de l’innovation au niveau de la niche en passant par les relations entre les structures et institutions au niveau du régime.

La verticalité de la MLP et l’horizontalité de la théorie des pratiques peuvent sembler ésotériques, mais cela constitue un obstacle difficile pour certains chercheurs. L’un des principaux partisans de la théorie des pratiques, Schatzki, perçoit la MLP comme un « échec » précisément pour ces raisons . Geels, qui a joué un rôle déterminant dans le développement de la MLP, est moins condescendant mais il perçoit la réconciliation entre les deux approches comme étant limitée au fait que la théorie des pratiques permet de comprendre des détails de l’usage final des pratiques et innovations au niveau de la niche.

Malgré la tension apparente entre les deux approches, il y a eu au cours des dernières années plusieurs tentatives de rapprochement. McMeekin et Southerton , présentent comme une base programatique l’articulation de la MLP avec la Théorie des pratiques et son potentiel de compréhension des modes de consommation, mais ils ne remettent pas à en cause la façon dont Geels confine la compréhension des pratiques de l’utilisateur final. Hargreaves et ses collègues (Hargreaves et al. 2013) cherchent une réconciliation pragmatique en identifiant les points d’intersection entre les processus verticaux en jeu dans la MLP et les flux horizontaux de la théorie des pratiques.

Cependant, une conception fondée sur les « systèmes de pratique » soutient que les pratiques sont partiellement constituées par des systèmes sociotechniques dont elles font partie ; et ces derniers sont constitués et soutenus par l’exécution continue de pratiques qui les composent. Par conséquent, les changements opérés dans les systèmes sociotechniques ne se produisent que si les pratiques qui intègrent ces systèmes dans les routines et les rythmes de vie changent également ; et si ces pratiques changent, alors il en sera de même pour le système sociotechnique.

Des systèmes comme celui de l’automobilité ne persistent et changent que par le flux des pratiques qui les constituent. Il est clair que ces pratiques ne se limitent pas à celles des « usagers », ou seulement aux pratiques spécifiques d’innovateurs identifiables (dans leurs niches). Les systèmes persistent par le biais d’actions routinières d’acteurs dans le système, quand ils accomplissent les pratiques reproduisant les institutions et les relations qui constituent ce système. Le système d’automobilité dépend donc clairement de l’accomplissement routinier de la conduite. Mais la conduite ne peut recruter et retenir les automobilistes que tant que de nombreuses pratiques co-dépendantes continuent d’être accomplies, notamment la production de voitures, leur entretien, la planification des transports, la construction de routes, l’approvisionnement en pétrole, la régulation par l’État, etc. Ces interdépendances entre les pratiques se développent et se maintiennent dans le temps par l’accomplissement continu des pratiques elles-mêmes. Ces interdépendances peuvent s’étendre et se stabiliser, en conditionnant progressivement la reproduction des pratiques qui les constitue – ce qui souligne les caractéristiques du concept de régime de la MLP. C’est pourquoi les pratiques peuvent être directement en relation systémique avec d’autres pratiques ; et aussi avec les infrastructures, les technologies, les institutions, les régulations, etc. qui représentent l’accrétion et la durabilité de l’accomplissement passé d’autres pratiques.

Ce type d’argument peut fournir un moyen, théoriquement logique, pour articuler la théorie des pratiques avec les propriétés systémiques du social que la MLP décrit, et qui va au-delà de la recherche de points d’insertion spécifiques à un « niveau » donné de la MLP. Les échelles de la MLP sont plutôt considérées comme étant faites de pratiques à tous les niveaux. Mais cette discussion abstraite peut-elle être utile pour indiquer la manière de franchir les prochaines étapes vers une transition significative dans la mobilité ?

Diverses voies s’ouvrent pour faire avancer ce programme. Premièrement, le fait d’être attentif aux qualités systémiques de configurations particulières de la mobilité personnelle aide à mieux décentrer de l’analyse le voyageur individuel et à veiller à chercher les points critiques du système comprenant, par exemple, la dépendance à la voiture. Deuxièmement, en suivant des agencements qui constituent la routine de conduire par le biais des relations qui les composent – aménagement du territoire, fourniture d’infrastructures, production et vente de voitures – des chantiers et des questionnements alternatifs se présentent. Quels sont les caractéristiques spécifiques des pratiques qui produisent et soutiennent des caractéristiques relativement systémiques du social qui produisent et reproduisent des modèles de mobilité non durables ? Par quels moyens des « caractéristiques systémiques » du social en viennent-elles à former l’action – quels sont les processus et les relations significatifs qui sont particulièrement puissants pour ce faire ?

Ces axes de recherche permettraient de mieux cibler les interventions – que ce soit par l’État ou par la société civile – pour changer les pratiques de mobilité qui se distinguent le plus par leur caractère non durable. Il est peu probable que ces interventions se fassent directement dans les pratiques de mobilité, mais plutôt qu’elles prennent place dans les relations systémiques qui maintiennent des modèles non durables de mobilité.

Références bibliographiques

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Hargreaves T, Longhurst N, Seyfang G., Up, down, round and round: Connecting regimes and practices in innovation for sustainability, Environ Plan A. 2013;45:402-420.



Dale Southerton

Sociologue

Dale Southerton est chercheur en sociologie et professeur à l'université de Manchester. Il dirige par ailleurs le Sustainable Consumption Institute (SCI).


Matt Watson

Géographe

Matt Watson est chargé de cours en géographie sociale et culturelle à l'Université de Sheffield. Il a mené des recherches sur la durabilité, la gouvernance, la technologie et la consommation.



Pour citer cette publication :

Dale Southerton et Matt Watson (25 Novembre 2015), « Perspective multi-niveaux (MLP) et théories des pratiques : une fausse controverse ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./controverses/2970/perspective-multi-niveaux-mlp-et-theories-des-pratiques-une-fausse-controverse


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