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Néo-nomadisme

Par Yves Pedrazzini (Sociologue)
29 Octobre 2013

Le nomade se caractérise par la mobilité de son habitat ; le « néo-nomade » ou traveller par le détournement de l’usage de véhicules qu’il transforme en habitat mobile, se mettant ainsi en marge des sociétés contemporaines dominées par les valeurs de la sédentarité et de la résidence.


Le terme de néo-nomadisme – c’est-à-dire un nomadisme du 21ème siècle - désigne le mode de vie d’individus ou de groupes aux liens relativement lâches et à l’organisation approximative, réunis de manière plutôt aléatoire sur différents « spots » du territoire à l’occasion de séjours éphémères, de fêtes, mais aussi d’activités économiques saisonnières1. Les éléments constitutifs de l’identité commune de ces néo-nomades sont basés sur certaines pratiques de mobilité, des usages détournés de véhicules, camions ou bus, transformés en habitats mobiles, ainsi qu’une position que l’on dira en marge de la société et de ses valeurs dominantes, parmi lesquelles la sédentarité et la résidence ne sont pas les moindres. Ces pratiques peuvent découler de situations de précarité économique, mais le plus souvent de choix de rupture avec une société marchande dans laquelle « la mobilité n’est rien d’autre qu’une capacité à fonctionner dans le système » (Kaufmann, 2008). Ainsi, en général, au-delà de ces questions économiques – habiter un camion ou un bus et mener son habitat vers les sources de travail – les choix idéologiques déterminent aussi les travellers à voyager. Cela les distingue de groupes socioprofessionnels apparus ces dernières décennies, dont les pratiques nomades ressemblent aux leurs mais dont les objectifs économiques diffèrent radicalement. En revanche, seul l’imaginaire des sédentaires les rapproche des peuples Rroms, tziganes et voyageurs dont ils ne partagent pas les racines « ethniques » et culturelles, bien que leur nom de travellers soient emprunté à celui des « gypsies » britanniques, et que leurs modes de vie et leurs habitat mobiles puissent présenter des ressemblances notables. Contrairement aux « purs » nomades des steppes ou du désert, les « néo » se caractérisent par leurs pratiques hybrides, c’est-à-dire par une pratique/tactique de combinaison des savoir-faire, bricolage et arts de faire, puisant dans les répertoires traditionnels, vernaculaires, mais aussi recourant aux nouvelles technologies de l’information, de la communication (utilisant des mobiles…).

Extensions et précisions (de la définition)

Selon le dictionnaire Larousse, le nomadisme est un « genre de vie caractérisé par le déplacement des groupes humains en vue d'assurer leur subsistance ». Et, par extension, une « vie de vagabondage, de nomade ». Mais ici, plus que le nomadisme, ce sont les nouvelles formes contemporaines de vie nomade, non traditionnelles, non ethniques, qui nous intéressent : le néo-nomadisme donc. Un état actuel de cette éternelle envie humaine de se déplacer. De fuir l’horreur domestique, de se déraciner, d’abandonner un monde dont l’étroitesse l’incommode, l’insupporte.

Le nouveau nomadisme est un phénomène de société, émergeant, mais présent dans les marges des sociétés contemporaines depuis quelques dizaines d’années déjà. Il surgit dans les années 1980 au Royaume Uni, et ses adeptes - plus ou moins associés dans une critique radicale du libéralisme thatchérien qui met à la rue des milliers de gens issus du prolétariat postindustriel - se donnent à voir et à connaître sous le nom de (new) travellers, l’empruntant aux Gypsies irlandais. Par la suite, et via la culture techno, ce sont sur les rave parties en Angleterre, puis en France, dans toute l’Europe, que les travellers vont fournir une image polémique à ces nouvelles formes de nomadisme, alliant précarité économique, critique sociale et cultures urbaines en un mouvement hétéroclite, et en le déplaçant sur les routes et les bords de route d’Europe, d’Afrique du Nord, d’Asie... La référence aux cultures rroms et tsiganes n’est pas anecdotique, mais aujourd’hui, ce sont plus avec les sociétés incertaines et post-urbaines (Cuff, 2008), voire post-métropolitaines (Soja, 2000) – liquides, dirait Zygmunt Bauman (2006) - auxquelles ont doit penser pour comprendre la culture, économique et politique, des néo-nomades. Et si on ne peut évidemment que penser aux sociétés, pastorales ou gitanes, qui ont précédé les néo-nomades, ce sont aussi, depuis le haut Moyen-Age, les ordres mendiants et les adeptes de la « très haute pauvreté » volontaire de type franciscain (Agamben, 2011) qui opèrent comme modèles.

La mobilité des néo-nomades, pour autant que l’on commence à en comprendre la gestuelle, allie en un mouvement à la fois improvisé (l’envie, l’intuition…) et programmé de longue date (les saisons, l’école des enfants…) un engagement physique sur le territoire, des gens et des camions, et l’usage parfois de geek des télécommunications. Hybridation des pratiques, là encore. Le choix de leurs itinéraires, les étapes qui jalonnent leur route, en France ou en Espagne, en résumé leurs pratique et capital de mobilité sont le produit d’une hybridation des modes et techniques de déplacement, rarement théâtralisés telle l’entrée d’un cirque en ville, souvent clandestins et nocturnes, mais aussi de moments d’immobilité plus ou moins volontaires. Enfin, leur mobilité sociale est elle aussi « hybride », paradoxale, faite d’allers et de retours : autant de démunis qui survivent mieux en nomade qu’en sédentaire, fusionnant maison, véhicule et atelier, que de « déclassés volontaires », fuyant des origines bourgeoises trop lourdes à porter. En devenant néo-nomades, ces fils de famille précocement destinés à l’hyper-mobilité par leur appartenance de classe, faussent la donne en devenant plus mobiles encore, mais hors de leur monde d’origine. Contrairement aussi à ces élites sociales hypermobiles du XXIe siècle, les néo-nomades ont des pratiques plutôt lentes de la mobilité, n’hésitant pas à faire des détours, à ralentir, à s’arrêter sur les bords de route, plutôt que de foncer d’un point à l’autre par la voie la plus directe.

a) Une histoire du concept de nomadisme

Les dictionnaires, dans leur grande majorité – comme le Littré dès 18802 -, ainsi que notre « plus-petit-avis-commun », alias Wikipédia, définissent le nomadisme (n.m.) comme le « caractère, genre de vie des populations nomades ». Quant aux synonymes de nomadisme, on trouve des notions telles que l’errance et l’instabilité, mais aussi la mobilité, l’immigration. Différentes « formes » de nomadisme sont prises en compte aujourd’hui, forme archaïque du nomadisme pastoral, forme postmoderne et virtuelle du nomadisme numérique... Mais c’est l’association faite a priori entre nomadisme et instabilité qui doit retenir notre attention. D’autant plus que cette « tendance à l’instabilité » non seulement s’applique aux gens comme à leur habitat et déplacements, mais ne répondrait également qu’à « la nécessité de se procurer des moyens de subsistance », le « genre de vie du nomade » étant, « il est vrai, généralement considéré comme un genre de vie inférieur » (Paul Vidal de La Blache, Principes de géographie humaine, 1921, p. 212).

Cette vision d’un nomadisme « pauvre » (comme l’on parle d’arte povere), on la retrouve encore actuellement dans ce que nos sociétés (post-)industrielles retiennent des pratiques nomades, à savoir l’« obligation pour des personnes, ou pour des groupes, de déplacements répétés dus à une instabilité de l'emploi parfois en raison de la nature même de cet emploi, par exemple le travail sur chantiers ». « Rançon enfin de la longue condition sous-prolétarienne : le « nomadisme » de l'emploi. On est enclin à passer d'une entreprise à l'autre » (Le Point, 5 déc. 1977).

Sur le plan du caractère et de la pensée, est le plus souvent définie comme nomade la tendance, fâcheuse aux yeux des gens sérieux, qu’aurait un individu de laisser ses intérêts vagabonder au gré de ses envies. Ainsi, le nomadisme intellectuel peine à s’imposer comme une méthode de recherche, même quand on lui prête quelque vertu créative (White, 1987). Car là encore, c’est bien l’instabilité qui fonde le nomadisme, une manie du déplacement constant plutôt qu’une pratique de mobilité, et à laquelle est associée l’idée d’anomie, de vagabondage, d’errance, de voyages sans but, de Bohème artistique et d’aventure dans le meilleur des cas3. Ainsi, selon l’approche « erratique », le nomadisme est avant tout l’action de partir, le déplacement, le voyage, l’expédition et donc, d’une manière plus ou moins forcée, une migration. Mais il est rare que les fondements de ce mode de vie soient attribués à autre chose qu’une simple loi de la nature et de l’économie qui veut que l’homme nomade se déplace en fonction des nécessités de ses pratiques pastorales et donc des pâturages. On admet tacitement que la mobilité des hommes ne fait que suivre celle des animaux à la recherche de nourriture. Et c’est ainsi que naissent les empires nomades (Chaliand, 1995). On admet aussi, par suite, la vision d’une histoire qui mènerait l’humanité d’un état nomade paléolithique à un état sédentaire néolithique, mais aussi d’un état tribal primitif à une organisation sociale complexe, véritablement différenciée en groupes et professions.

b) Genèse du mouvement traveller

C’est en fonction d’une vision évolutive qui aurait mené l’animal humain de son état primitif, dit état de nature chez Hobbes – nomade et guerrier – à son actuel état civilisé de culture – sédentaire et travailleur –, que les nomades contemporains, qu’ils soient issus de sociétés traditionnellement nomades ou de groupes sociaux récemment engagés dans les pratiques de déplacements de type travellers, sont perçus comme des expressions ou des réactivations de modes de vie primitives, dont la place dans le monde moderne n’est, par suite, ni normale, ni fonctionnelle, et dont il s’agit de limiter les adeptes et les repousser dans les limbes du système social actuel.

Parfois, comme dans les plaines de contrées postsoviétiques d’Asie Centrale, des peuplades continuent à vivre leurs existences semi-nomades, ou semi-sédentaires, en métissant leurs pratiques et le caractère de leurs habitats, dont une maison devenue résidence principale. Mais on ne sait plus s’ils existent ou s’ils sont rêvés par les sédentaires mélancoliques (Volodine, 1999)... De fait, si ont survécu dans leurs pratiques nomades un certain nombre de peuples, leur existence reste tributaire du bon vouloir des Etats dont ils ne peuvent respecter les frontières qui divisent leurs territoires et limitent leurs déplacements. C’est le cas des habitants traditionnels des grands déserts d’Afrique du Nord, d’Amérique et d’Asie, dont les états modernes cherchent depuis des siècles à sédentariser les modes de vie, de manière plus ou moins autoritaires, légales ou violentes.

En Europe, le cas des peuples Rrom est évidemment emblématique de cette situation. Mais les Tziganes, Manouches, Jénisches, Sintés ou Gitans qui persistent dans leur pratique d’une vie et d’un habitat nomades – roulottes, caravanes ou camping cars, voire même simples voitures – et tentent de préserver leurs pratiques traditionnelles du voyage ne sont pas les plus nombreux d’entre ceux que l’on nomme pourtant encore les gens du voyage (Liégeois, 2009). Aujourd’hui, la globalisation économique et politique de l’Europe les a fait rejoindre l’éternel peuple des migrants pauvres dont les déplacements sont avant tout dus à la précarité chronique, laquelle est depuis longtemps venue s’ajouter aux différentes formes de discriminations sociales, raciales, culturelles, linguistiques dont ils sont victimes depuis les origines indiennes légendaires de leur « voyage » et leurs passages, devenus Romanichels ou Bohémiens, à travers le continent européen.

En lien avec notre sujet, nous mentionnerons ceux qui peut-être ont assuré, symboliquement plus que réellement, le lien entre Rroms et travellers, à savoir les Gypsies irlandais auxquels, dans les années 1980, les « new travellers » en révolte contre le libéralisme du gouvernement Thatcher se référeront librement au moment d’abandonner les villes et les logements surtaxés pour les routes et le voyage (Frediani, 2009). Malgré cela, la plupart opteront pour la construction de villages hybrides de caravanes et roulottes posées sur des parpaings, à la limite des agglomérations et dont l’existence sera toujours menacée4.

Par la suite, et via la diffusion des nouvelles musiques électroniques et la culture techno, ce sont lors les rave parties en Angleterre, puis en France, en Italie ou en Espagne que les travellers vont fournir une image polémique à ces nouvelles formes de nomadisme (Kosmicki, 2010), alliant précarité économique, critique sociale et cultures urbaines en un mouvement hétéroclite, et en le déplaçant sur les routes et les bords de route d’Europe et d’Afrique du Nord. Le lien avec les cultures tsiganes n’est alors plus qu’anecdotique, la référence est bien plus avec les sociétés incertaines et post-urbaines qui viennent qu’avec celles, pastorales ou gitanes, qui ont précédé.

Un effet important, bien qu’essentiellement négatif à notre avis, de l’arrivée du phénomène travellers en France par la filière techno est d’avoir réduit a priori, et pour l’instant sans la faire bouger, l’image des nouveaux nomades aux « punks à chiens » et autres suiveurs de festivals tels que l’iconographie médiatique l’a communément diffusée (Tomski & BZE, 2006). A cet égard, les chercheurs et artistes qui s’y sont intéressés n’ont jusqu’ici pas moins contribué à cet amalgame, dont l’une des conséquences notables est le maintien de l’incompréhension de leur réalité culturelle et sociale novatrice et parfaitement en phase avec l’état quelque peu chaotique de nos sociétés humaines (voir par exemple le site Nomad’s land : http://lasallepolyvalente.free.fr/punks/), en continuant à associer les travellers aux seules situations de quart monde, aux cas sociaux, en ignorant politiquement leur caractère significatif, sinon représentatif.

Enfin, on signalera que sont souvent en ce moment qualifiées de « nomades » un certain nombre d’activités professionnelles caractérisées par leur grande mobilité, au niveau local ou international, voire global pour certains « hyper mobiles ». Ces peut-être nomades - et pas tant vagabonds -  hommes d’affaires voyagent pour le business ou la science, au service d’un capital sans cesse en mouvement autour de la planète. Dans leur cas, l’hyper-mobilité n’est pas une conséquence, mais une condition de leur haute performance professionnelle, et elle n’est en aucun cas liée à une quelconque précarité économique. Pour ces élites de la mobilité, l’habitat n’est qu’un lieu de passage comme un autre, au même titre que les hôtels ou les avions dans lesquels ils passent la nuit… Ainsi, aujourd’hui, en Occident notamment, le nomadisme tend à se confondre idéologiquement avec l’hyper-mobilité des entrepreneurs. Il s’agirait même d’une qualité professionnelle recherchée dans les sociétés capitalistes (Abbas, 2011 ; société John Lang LaSalle, 2012…). Le philosophe Gilles Châtelet (1998) nomme ces élites mobiles dominant les nomades précaires les "pantoufles volantes", car ils circulent vite d'un fauteuil directorial à l'autre... De fait, on est évidemment aussi loin de l’esprit nomade célébré par des intellectuels comme Kenneth White que de l’alternative nomade pratiquée en écrivant et voyageant lentement, par un Bruce Chatwin (1996 ; 2012) ou un Patrick Deville, parmi tant d’auteurs aux carnets moleskine. Mais malgré ces « résistants », l’accélération continue à diriger le monde (Rosa, 2012).

c) Les néo-nomades aujourd’hui

Même si l’idée n’est pas d’attribuer à tel ou tel mobile un certificat d’authenticité nomade et à le refuser à tel autre, il reste utile de ne pas confondre toutes les vies mobiles en une seule figure globale de « l’homme du XXIe siècle », sous peine de ne plus comprendre que le nomadisme est un « monde » complexe, hétérogène, multiculturel, et qu’il est également un système de pouvoir avec ses classes, ses dominants et ses élus.

Pour en revenir donc aux « nomades contemporains » ou « nouveaux nomades » qui font l’objet de récents travaux d’anthropologie et de sociologie, il s’agit de groupes d’individus aux liens relativement lâches et à l’organisation approximative, réunis de manière plutôt aléatoire sur différents « spots » du territoire national à l’occasion de séjours éphémères, de fêtes mais aussi d’activités économiques saisonnières, dont l’identité commune est basée sur certaines pratiques de mobilité, des usages détournés de véhicules, camions ou bus, transformés en habitats mobiles, ainsi qu’une position que l’on dira en marge de la société et de ses valeurs dominantes, parmi lesquelles la sédentarité et la résidence ne sont pas les moindres. Ces pratiques peuvent découler de situations de précarité économique, mais le plus souvent, elles viennent logiquement de choix de rupture avec une société marchande dans laquelle la mobilité n’est rien d’autre qu’une capacité à fonctionner dans le système (Kaufmann, 2008). Mais en général, au-delà de ces questions économiques – habiter un camion ou un bus et mener son habitat vers les sources de travail – les choix idéologiques qui déterminent aussi la majorité des travellers à voyager. Cela les distingue de groupes socioprofessionnels apparus ces dernières décennies, dont les pratiques nomades sont assez similaires, mais dont les objectifs économiques diffèrent radicalement (Le Marchand, 2011). On connaît bien aujourd’hui ceux que l’on a appelé les nomades du nucléaire qui circulent d’une centrale à l’autre pour effectuer les travaux les plus dangereux, s’installent un temps assez bref dans la région et habitent des campings (Courrier international, 2011). De la même manière, les travailleurs spécialisés dans les activités hivernales dans les stations de ski peuvent parfois habiter la mobilité et d’ailleurs recruter chez les travellers.

Parfois, ce trait dominant - camper - peut les rapprocher de manière erronée de ceux , à la retraite pour la plupart, qui ont choisi de vivre en camping-car, mais les nouveaux nomades semblent avoir autant la phobie des campings que des zones résidentielles, pavillonnaires ou des cités, à l’écart desquelles ils se tiennent en règle générale. Les campements néo-nomades, parce qu’un traveller reprend toujours vite la route, n’appartiennent pas à ces catégories.5

d) Arts de faire et savoir-faire nomades / habitat mobile contemporain et rapport à la ville

« La ville capitalise les instances immobiles de l’homme, son besoin de se coucher tout du long dans une durée construite avec le vide du passé et le vide de l’avenir. Le nomade, lui, s’étale dans l’horizontal épanouissement de l’homme à la surface de la terre : il faut détruire la ville » (Duvignaud, 1975, pp. 18-19).

Aujourd’hui, au vu certainement d’une bonne appréciation des forces en présence, les néo-nomades (qui ne sont pas moghols) paraissent avoir (momentanément?) renoncé à détruire la ville. Ils préfèrent la quitter, la fuir peut-être pour certains. Mais c’est peut-être aussi qu’ils ne la détestent pas, soit qu’ils en viennent, soit qu’ils aspirent quand même à y vivre un jour ou l’autre ou une partie de leur temps. C’est pourquoi, souvent, quand ils s’arrêtent, ils campent à l’orée des villes, quelque part où l’appartenance des territoires à la ville ou à la campagne est indéfinie, ces terrains, ces zones, ces espaces que l’on qualifie souvent de périurbains. Mais c’est aussi, sûrement, que la ville n’est toujours pas faite pour les nomades. Pour Noël Cannat, sociologue des « outsiders » dont le nomade est l’une des figures contemporaines, « tout homme naît nomade doté d’un cerveau paléolithique aux aspirations verticales. C’est la société qui le « néolithise », le sédentarise et l’urbanise » (1998, p. 198). Ainsi, à titre d’hypothèse, nous pourrions avancer l’idée que l’habitat nomade et plus largement les pratiques, tactiques et savoirs des néo-nomades dessinent, encore sous forme d’esquisse, un urbanisme plus qu’une architecture résolument contemporain, non fixé au sol, mais glissant sur lui, proposant une poétique territoriale à la fois archaïque et hypermoderne6.

Voilà quelques éléments d’une réflexion qui se poursuit au jour le jour, en fonction de l’actualité politique et de l’agenda des instituts de recherche. Pour conclure cette note, je reviens à ce texte de Jean Duvignaud paru en 1975, à cet extrait notamment :

« Le nomadisme reste toujours un recours. Dans son principe même, c’est-à-dire cette vocation qui lui donne à la fois la possibilité de circuler par la ruse dans un cosmos hostile, dans une civilisation figée et la capacité de résoudre le consensus sur lequel repose le système politique pour le remplacer par le droit social, c’est-à-dire par l’invention de formes sociales nouvelles qui ne se cristalliseraient pas en institutions.Que cette effervescence créatrice soit indiscutablement liée au nomadisme, c’est ce que montrent tout aussi bien les fêtes où se concentre dans une brève et périssable portion de la durée, une intense expérience de la création commune et cette sorte de reprise de l’homme par lui-même qui découvre que son existence lui a été ravie par les institutions figées et en fin de compte par l’histoire (au sens hégélien de ce mot). Le nomadisme est la genèse utopique de l’homme à venir » (Duvignaud, 1975, p. 39).

Bibliographie

Y. Abbas (2011), Le néo-nomadisme : mobilités, partage, transformations identitaires et urbaines, Paris : FYP Editions.

G. Agamben (2011), De la très haute pauvreté : règles et forme de vie, Paris : Payot et Rivages.

M. Agier (2013), Campement urbain : du refuge naît le ghetto, Paris : éditions Payot & Rivages.

R. Banks (1996), Trailerpark, Arles : Actes Sud.

Z. Bauman (2006), La vie liquide, Rodez : LeRouergue/Chambon et Actes Sud.

N. Cannat (1998), Entre révolte et médiation – de nouveaux acteurs sociaux : les outsiders, Paris : L’Harmattan.

G. Chaliand (1995), Les Empires nomades de la Mongolie au Danube : Ve siècle av. J.-C. - XVIe siècle, Paris : Perrin.

G. Châtelet (1998), Vivre et penser comme des porcs : de l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris : Exils éditeur.

B. Chatwin (2012), La sagesse du nomade, Paris : Grasset.

B. Chatwin (1996), Anatomie de l’errance, Paris : Grasset.
Courrier international (2011), « Sur la route : les derniers nomades, les hobos, les hyperconnectés », n° 1082-83-84, 28 juillet-17 août.

D. Cuff (2008), « Mobilités : un futur posturbain ? », Revue Urbanisme, juillet-août 2008, n°361.

J. Duvignaud (1975), « Esquisse pour le nomade », in : Nomades et vagabonds, Cause Commune  1975/2, Paris : 10/18, UGE.

M. Frediani (2009), Sur les routes : le phénomène des New Travellers, Paris : IMAGO.

Y. Friedman (1958), L’architecture mobile, Paris : Casterman.

C. Forget (2012), Vivre sur la route : les nouveaux nomades nord-américains, Montréal : Carrefours Anthropologiques/Liber.

V. Kaufmann (2008), Les paradoxes de la mobilité, Lausanne : Presses Polytechniques et Universitaires Romandes.
Jones Lang LaSalle (2012), Etude sur le travail nomade, Paris, 32 pages.

G. Kosmicki (2010), Free party : une histoire, des histoires, Marseille : Le Mot et le reste.

A. Le Marchand (2011), Enclaves nomades : habitat et travails mobiles, Bellecombe-en-Bauges : Editions du Croquant.

J.-P. Liégeois (2009), Roms et Tsiganes, La Découverte, coll. Repères.

H. Rosa (2012), Aliénation et accélération, Paris : La Découverte, coll. Théorique critique.

E. Soja (2000), Postmetropolis: Critical Studies of Cities and Regions, Malden, MA: Blackwell.
Tomski & BZE (2006), Overground : déroutants voyageurs, Paris : Editions alternatives.

A. Volodine (1999), Des anges mineurs, Paris : Seuil.

K. White (1987), L’esprit nomade, Paris : Grasset.

Mode de vie

Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Yves Pedrazzini

Sociologue

Yves Pedrazzini est chercheur au LaSUR et chargé de cours de la section d’architecture de l’EPFL. Depuis plus de 25 ans, il analyse les dynamiques urbaines, les pratiques spatiales, les cultures urbaines et les phénomènes de violence et d’insécurité dans le monde à l’aide de méthodes qualitatives situant l’acteur social au centre du dispositif d’observation.



Pour citer cette publication :

Yves Pedrazzini (29 Octobre 2013), « Néo-nomadisme », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./dictionnaire/1755/neo-nomadisme


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