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Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche

Début: Mars 2023
Fin: Mars 2023

Il apparaît que la marche représente un potentiel de croissance important, mais qui est peu analysé. Nous proposons de faire le point sur cette question en s’intéressant en particulier aux leviers susceptibles de favoriser ou au contraire défavoriser la marche et qui ne sont pas nécessairement liés à l’aménagement des voiries.

Acteurs de la recherche

 

Marche et vélo, une revue de littérature – Le potentiel de report modal de la marche

Au niveau des ordres de grandeur, notons tout d’abord que la marche représente entre 30 % et 45 % des déplacements urbains dans les villes européennes. En France, l’enquête mobilité des personnes (EMP) 2019 démontre que 23,9 % des déplacements locaux sont effectués principalement à pied, avec une durée moyenne de 14 minutes. Cette part modale est plus haute chez les femmes – avec 25.8 % contre 21 % des hommes. Alors que la part modale de la marche a augmenté de 3 % chez les hommes ces dix dernières années (au détriment de l’automobile essentiellement), elle est restée stable chez les femmes durant cette même période. De manière plus générale, il ressort de l’enquête que les individus ont des niveaux de mobilité active plus élevés dans les environnements urbains denses de type centre-ville, des niveaux « intermédiaires » dans les environnements de type banlieue et petites villes, et des niveaux généralement plus faibles dans les environnements de type rural (Hess, 2018). De plus, les individus résidant dans des quartiers caractérisés par une forte accessibilité aux espaces verts et aux équipements de proximité sont particulièrement susceptibles de marcher ou de faire du vélo (Charreire et al., 2012). Si la densité résidentielle est corrélée aussi bien à la marche utilitaire qu’à la marche récréative, le relief joue un rôle favorable pour la marche récréative, mais tend à freiner la marche utilitaire (Lee and Moudon, 2006).

Pourtant, au-delà de ces considérations générales, Tamara Bozovic constate dans sa thèse (Bozovic 2021) qu’il n’y a pas d’accord dans la recherche, sur la manière dont l’environnement influence le choix de marcher dans la vie quotidienne. S’il est entendu qu’un même environnement peut être vécu différemment par différentes personnes, les recherches sur l’interaction entre les caractéristiques individuelles et l’importance perçue de certains éléments ou obstacles à la marche font défaut. De plus, les caractéristiques objectives et perçues de l’environnement de marche ont tendance à être utilisées de façon tautologique pour décrire « ce qui compte » pour favoriser la marche et pour prédire l’activité physique et la marche. Notons par ailleurs un manque d’analyses concernant la façon dont les caractéristiques objectives de l’environnement de marche influencent les perceptions de la marchabilité chez les personnes d’âges, de capacités et de milieux différents.

Si la recherche est encore lacunaire sur ces aspects, nous pointons ici différents travaux qui identifient des leviers qui ne sont pas directement liés à des questions d’aménagement des voies et qui permettant de favoriser ou de défavoriser la marche dans certaines catégories de la population.

Le sentiment d’insécurité

Plusieurs recherches récentes, comme p. ex. Börjesson (2012) ou Diaz (2021) indiquent que l’insécurité — perçue ou réelle — peut être un obstacle à la marche – et par conséquent à l’usage des transports publics. Trois domaines de l’insécurité ont identifié dans une étude sur les piétons (Albrecher et al. 2022) : l’insécurité routière (manque de lisibilité, séparation et attribution claires entre piétons et voitures, traversées forcées), l’insécurité sociale (se réfère aux autres usagers et à leur comportement réel ou potentiel) ainsi que l’insécurité que l’ambiance d’un lieu peut générer. Ces aspects sont fortement sous-estimés dans les politiques de report modal (à ce sujet, voir aussi thème 5 « L’expérience de la marche et du vélo »).

Dans de nombreuses villes d’Amérique latine, mais également d’Europe, le recours à la marche dans la vie quotidienne est limité par la peur de l’agression. Ce phénomène touche de façon plus forte les femmes, mais ne se cantonne pas au genre féminin. Il est également plus marqué le soir et la nuit. Cet aspect reste souvent un point aveugle des politiques visant le report modal vers les modes actifs et les transports publics. Or la promotion de la marche nécessite la mise en place de politiques de réduction de l’insécurité (Gekoski, Gray, Horvath, Edwards, Emirali et Adler 2015, Loukaitou-Sideris et Fink. 2009). En termes d’urbanisme, l’éclairage public participe bien entendu à une amélioration du sentiment de sécurité, auquel s’ajoute le concept de « eyes on the street » qui consiste à s’assurer que les piétons aient le sentiment d’être toujours perceptibles depuis les bâtiments environnants ou par d’autres usagers de l’espace public, notamment en cas d’agression (Jacobs, 1961).


Focus : Morts sur la route en fonction des modes de déplacements : piétons, cyclistes, automobilistes

En Europe, les accidents de la route tuent principalement des personnes conduisant (ou transportées par) des véhicules motorisés. Les décès concernent à 53 % les voitures et à 18% les deux-roues. Les modes actifs représentent donc moins d’un tiers des accidents de la route, selon trois rapports récents recensant des statistiques européennes (Adminaité-Fodor et Jost, 2020 ; European Commission 2021a, 2021b) 1 . Les piétons représentent environ 20% des décès de la route, les vélos 8%. Concernant ce dernier chiffre, compte tenu des volumes de déplacements, notons que le risque de décès est trois supérieur à vélo qu’en automobile.

De manière générale, les décès de la route décroissent en Europe (-23% entre 2010 et 2019). Si les accidents impactant mortellement des piétons ont diminué durant la décennie écoulée (au même titre que les automobilistes), le nombre de cyclistes tués sur la route reste constant. Cela peut s’expliquer du fait que ce mode de déplacement est en plein essor, tant en termes de personnes concernées que de kilomètres parcourus. Pour exemple, les Pays-Bas sont le pays avec la plus grande proportion de cyclistes tués (6 morts par millions d’habitants), alors qu’on sait aussi que le taux de cyclistes y est parmi les plus élevés d’Europe (pratique hebdomadaire de 70% des habitants). Le Danemark se situe dans la moyenne européenne. À l’inverse, les pays où le taux de mortalité cycliste est particulièrement bas (Malte, Chypre, Bulgarie, Grèce, Royaume-Uni et Irlande) sont aussi ceux où cette pratique reste marginale (moins de 3% pratiquant le vélo hebdomadairement).

Il est aussi intéressant de se pencher sur la distribution des décès de la route d’un point de vue géographique, territorial et temporel. Le taux de mortalité piétonne par habitant est très élevé dans les pays d’Europe de l’Est (plus de deux fois plus élevé que la moyenne en Roumanie, Bulgarie, Lituanie, Pologne et Lettonie,) alors qu’il est particulièrement faible dans les pays du Nord (deux fois moins élevé que la moyenne en Finlande, Pays-Bas, Allemagne, Danemark, Suède). La grande majorité des accidents mortels des modes actifs se produisent en milieu urbain (72% pour la marche et 58% pour le vélo), alors que pour l’ensemble des décès de la route, tous modes confondus, les accidents sont plus fréquents en milieu rural (53%). Sur le plan temporel, on observe que les décès de piétons sont plus fréquents aux heures de pointe du matin et du soir, que pour l’ensemble des modes de déplacements. Les accidents mortels de la route sont par ailleurs deux fois plus fréquents en hiver, qu’au printemps, en ce qui concerne les piétons.

On distingue une différence genrée dans le profil des victimes piétonnes, qui pour près deux tiers sont des hommes (la proportion est de trois quarts d’hommes pour tous les accidents de la route confondus). En ce qui concerne le vélo, le nombre d’hommes décédés représente 80% de la totalité. Cette proportion tend à diminuer dans les pays où la pratique du vélo est répartie de manière équilibrée entre genres, notamment au nord de l’Europe. Enfin, pour les deux modes, près de la moitié des décès concernent des seniors (65 ans et plus).

Si l’on s’intéresse au profil des victimes, il s’agit aussi de s’interroger sur les causes des décès de la route. 83% des accidents mortels de cyclistes sont causés par des véhicules motorisés, alors que cette cause de mortalité s’élève à 99% en ce qui concerne les piétons. Ce dernier chiffre permet de relativiser les tensions entre modes actifs (vélos et piétons) qui se concluent rarement par un décès. Par ailleurs, seulement 1% des décès de cyclistes sont le résultat d’une collision avec un autre cycliste.


La peur de se perdre

La crainte de ne pas trouver son chemin peut être un frein à la marche, en particulier lorsqu’il s’agit de se rendre dans des lieux inconnus. C’est pour tenter d’y remédier que des travaux de recherche sur la facilitation de la navigation du piéton (le Wayfinding en anglais) se sont développés. Ce domaine de recherche intègre quatre processus : l’orientation, la planification d’itinéraire, le suivi de l’itinéraire et la reconnaissance de la destination. Markus Kattenbeck mène des études sur les comportements et l’orientation des piétons à l’aide de dispositifs d’eye tracking (oculométrie), pour comprendre comment l’environnement influence leurs pratiques (Kattenbeck, 2015). Dans une approche interdisciplinaire, Manuell Ullmann (informatique), Christina Bauer (intelligence artificielle) et Bernd Ludwig (linguistique de l’information), ont étudié le comportement des piétons en fonction de leur perception de l’environnement et de leurs compétences d’orientation (Bauer, 2015 ; Ullmann, 2016). Un système de navigation pour piétons « URwalking » 2, appliqué au Campus de l’Université de Regensburg a été développé sur la base de ces travaux, il prend en compte les besoins et aspirations permettant de faire des choix qualitatifs (par exemple : un cheminement abrité en cas de pluie, trajet le plus court, sans obstacle…)

Si la recherche dans le domaine du « wayfinding » se concentre essentiellement sur le traitement de l’information par le piéton, l’approche praxéologique la complète par une focale sur l’expérience sensorielle de l’environnement (Kazig, 2011). Une étude récente (Bongiorno, 2021) montre que les piétons choisissent l’itinéraire qui permet d’atteindre le plus directement la destination dès le début de leur trajet. Ils réduisent ainsi au maximum la tortuosité de leur trajet.

La marche pendant l’enfance

Notons également que la socialisation primaire est un élément important pour favoriser l’appropriation des espaces publics (Gülgönen, 2015). La marche pratiquée par les enfants leur permet d’acquérir l’indépendance et l’autonomie en se confrontant à la vie sociale, à un environnement changeant, à d’autres modes de déplacement, à la météo et de manière plus générale encore, aux risques et aux plaisirs de l’espace public, de la ville et de la vie en plein air (Kyttä, 2018 ; Tsoukala, 2007 ; O’Brien, 2000 ; Horton, 2014). Marcher ne se résume pas à poser ses pieds l’un après l’autre par terre. Elle nécessite de développer des compétences, pour gérer des situations diverses et changeantes, des terrains et chemins inconnus. Cette exigence de la marche est constatée régulièrement par les personnes qui ont grandi à la campagne. Même s’ils sont des marcheurs expérimentés, la marche en ville peut être vécue comme éprouvante et fatigante pour cette catégorie de la population. Plus un enfant acquiert la gestion de ces risques et défis tôt, moins la marche urbaine sera vécue comme une épreuve.

La volonté de s’affranchir des transports motorisés dans la vie quotidienne

Derek Christie décrit dans sa thèse de doctorat (2018) les grands marcheurs urbains. Une petite minorité de la population, quelques pour cent, s’est mise à marcher plutôt que d’utiliser des moyens de transport mécanisés (comme le vélo) ou motorisés (comme la voiture ou le train), parfois pour aller travailler, parfois pour d’autres motifs, mais il ne s’agit pas de promenade sans autre objectif que de marcher. Ils marchent longtemps, quarante-cinq minutes, une heure, ou plus par jour, et le font en milieu urbain (Christie. 2018). Qu’est-ce qui guide leurs pérégrinations quotidiennes à pied ? Si les statistiques ne nous en donnent pas les clés, la thèse de Derek Christie apporte plusieurs pistes. Il s’agit d’une volonté de s’affranchir de la conduite automobile et des transports publics bondés des heures de pointe pour retrouver le plaisir de la flânerie à pied. Il s’agit aussi de faire davantage d’exercice physique, car avec les nombreuses activités journalières de la vie contemporaine, il est difficile de trouver du temps pour faire du sport. Il s’agit enfin de motivations liées au respect de l’environnement, ou alors plus prosaïquement de réenchanter son quotidien par la promenade.

Les équipements des voies piétonnes

Plusieurs équipements précis sont susceptibles de favoriser la marche d’après des recherches récentes : le banc constitue un ingrédient essentiel dans l’attractivité de la marche, et ceci pour différentes raisons, liées à la convivialité de l’espace public, à l’appropriation du temps et aux besoins de repos d’une population de plus en plus âgée (Albrecher et al. 2022a). Promouvoir la marche nécessite dès lors de mener une politique du banc, objet omniprésent dans l’espace public, mais méconnu. Il semble pertinent d’analyser la diversité des besoins en matière de matérialité des bancs et de localisation. Tous les bancs ne sont pas nécessairement adaptés à tous les usages et usager·ère·s, de même que toutes les matières ne permettent pas les mêmes utilisations. Pour offrir des bancs adaptés à tous les groupes d’usager·ère·s et encourager leur utilisation, il faut comprendre les besoins en termes de modèles, matériaux et de localisation (orientation et positionnement), ainsi que les conditions d’accessibilité.

Dans le même registre se pose également la question des tables : pour favoriser certaines appropriations, la présence de tables associées aux bancs peut apparaître comme un multiplicateur d’attractivité. Pour adapter l’aménagement de la marche aux usagers et usages locaux, la participation de la population paraît indispensable. Le projet financé par l’UE « Citizen Bench » et son application web « hogga.me » est un exemple de participation citoyenne à bas seuil, combinée à la recherche (Albrecher et al., 2022b).

La disposition de toilettes publiques constitue un autre équipement particulièrement important pour favoriser la marche, pour les femmes, les enfants avec leurs accompagnants et les personnes âgées en particulier. L’absence de toilettes, leur aspect, leur mauvais entretien, l’absence de signalétique (physique et sur les outils numériques) sont autant d’obstacles à la marche pour ces catégories de population. Clara H. Greed, une des rares chercheuses travaillant sur ce sujet, déplore l’absence de prise en compte de ces installations, notamment en termes qualitatifs, par les comités majoritairement masculins qui fixent les normes d’équipements en la matière (Greed, 1995/2003).


Les thèmes de la revue de littérature :

Thème 1 : Modes de vie et usages du vélo

Thème 2 : Vélo et différenciations sociales

Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche

Thème 4 : Le piéton en tant que sujet

Thème 5 : L’expérience de la marche et du vélo

Thème 6 : Les conflits d’usage entre modes actifs

Thème 7 : La marche et le vélo comme compléments aux transports publics

Thème 8 : Les rythmes urbains et la mobilité piétonne et cyclable

Conclusions et pistes de recherche

Bibliographie complète


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Notes

1  https://urwalking.ur.de/navi/

2  Les paragraphes qui suivent sont une synthèse de chiffres et observations issus de ces trois documents. Le rapport d’Admininaité-Fodor et Jost a pour intérêt d’intégrer des statistiques suisses, en plus des 27 états membres de l’UE, d’où certaines variations dans les chiffres.

Mobilité active

La mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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