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Pourquoi s'intéresser à la mobilité des super-riches?

Entre Javier Caletrío (Sociologue)
Et Olivier Mongin (Philosophe)

17 Décembre 2013

Faut-il étudier la mobilité des riches ou la mobilité des pauvres ? Comment comprendre les flux virtuels et matériels de la minorité la plus riche en relation avec ceux du reste de la population mondiale. Les échanges croisés d’un philosophe français et d’un sociologue espagnol sur la question.



01. Faut-il s'intéresser prioritairement à la mobilité des riches ou à celle des pauvres ?

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Javier Caletrío

On a souvent tendance à considérer les yachts, les jets privés et les voitures de luxe avec un mélange d'indifférence et de curiosité, comme s'ils étaient l'expression du mode de vie extravagant d'une minorité sans importance d'un point de vue sociologique.

À mon avis, cette vision des super-riches et de leurs mobilités est fausse. Si, dans la lignée de chercheurs comme Vincent Kaufmann et d'autres, nous acceptons que la mobilité physique n'est pas seulement l'expression de la richesse et d'un statut mais également une ressource précieuse pour leur maintien et leur reproduction, alors il faut prendre au sérieux ces formes de mobilité. D'autant plus que ces nouvelles formes de voyages de luxe apparaissent dans le contexte d'un transfert de biens massif et sans précédent vers le sommet de l'échelle sociale.

En 2012 aux États-Unis, 1 % des actifs ont concentré  22,5 % des revenus globaux du pays, chiffre le plus élevé depuis un siècle que ce calcul est fait. Ces proportions sont moins importantes dans les pays européens, mais la tendance est comparable. Si l'on veut comprendre l'inégalité sociale, ces tendances stupéfiantes doivent être mise en regard avec la situation des pauvres.

Le problème réside dans le fait que la recherche sur l’inégalité a tendance à se focaliser sur les pauvres alors qu’une vague de mutisme étouffe les riches et leurs mobilités, contribuant ainsi à leur invisibilité et leur impunité. Comprendre la mobilité des riches donne un contexte permettant de comprendre la situation des pauvres.

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O. M

Cette réflexion sur la mobilité des riches éclaire les ressorts spécifiques de la mondialisation contemporaine : alors que celle-ci est souvent valorisée en ce qu’elle réduit les inégalités (la grande pauvreté à l’échelle globale), elle s’accompagne plus crûment d’un accroissement des inégalités et de la constitution de poches de richesse ou de pauvreté aux échelons les plus supérieurs et les plus inférieurs.

S’il est légitime de prendre en compte les pôles de richesse, la relation (entre les riches, les pauvres et les classes moyennes…) demeure la question décisive. Contrairement au discours ambiant rien ne prouve que des couches moyennes "médiatrices" soient en voie de formation dans les pays émergents.

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Olivier Mongin

Aujourd'hui, comprendre les mobilités implique de prendre en compte la mobilité virtuelle qui accompagne la révolution informatique. Mais cette dernière peut susciter des illusions d’autant plus puissantes qu’elle laisse croire que les individus en sont les principaux bénéficiaires et qu’ils agissent comme des sujets à part entière. En réalité, ces mutations techniques contraignent les individus et les poussent à trouver leur place.

Les mobilités contemporaines interviennent doublement dans les champs du virtuel le plus immatériel et de la réalité la plus physique et matérielle.

Or, ce qui se passe dans l’univers virtuel se passe également, de façon analogique dans le monde tangible et réel où intervient le rôle décisif des connexions et l’impératif que représente la capacité d’accès. D’où le rôle des non-lieux (par choix ou par contrainte) et des hyper-lieux, qui sont les lieux spécifiques des connexions de tous ordres par lesquelles il faut “nécessairement‟ passer pour accéder aux mobilités.

Il en résulte que l’univers des flux contemporains organise des mobilités que l’individu, riche ou pauvre, peut cependant s’approprier, certes plus ou moins bien, dans le double registre du réel et du virtuel.

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J. C

La relation entre mobilités physiques et virtuelles est essentielle dans les processus actuels de stratification et de mobilité sociale, même si l'on ne saisit pas encore ses dynamiques complexes. Et la question de son accès est évidemment primordiale.

Mais après des années de promotion de l'égalité des chances en Europe, nous pourrions commencer à comprendre que faciliter l'accès ne suffit pas. En partie parce que les infrastructures de la mobilité sont de plus en plus fragmentées, en fonction des différents tarifs et de la qualité des services, mais aussi parce que les individus dotés d'un capital économique plus important sont largement avantagés. Ils ont en effet la capacité de transformer ce capital en ressources culturelles et sociales pour bénéficier de mobilités élitistes, d'ores et déjà plus rapides et plus pratiques.

Nous atteignons des niveaux d'inégalité et d'immobilité sociale que l'on ne pourra inverser qu'au moyen de politiques de redistribution globale plus courageuses.

02. Que nous apprennent leurs mobilités ?

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Javier Caletrío

La globalisation, avec l'intensification des flux de capitaux, de biens et d'informations qu’elle engendre à travers le monde, a permis  l'émergence  d’un nouveau type d'élite.

La recherche nous montre comment la richesse se concentre de plus en plus entre les mains de médiateurs extrêmement mobiles (particulièrement les médiateurs financiers) dont le travail consiste à jeter des passerelles entre de multiples sphères de la vie économique, culturelle et politique (par exemple les différents secteurs économiques, les domaines institutionnels, les forums éducatifs, scientifiques et culturels).

Sur ce terrain de jeu transnational, les atouts primordiaux sont les informations sensibles et les contacts privilégiés, ainsi que l’aptitude à se sentir à l'aise dans des environnements divers et avec des gens variés. Les élites sont disproportionnellement riches en information et en contacts au sein d'institutions et de secteurs multiples. La recherche sur les vies ultra-mobiles des élites en est encore à ses balbutiements, mais elle devrait fournir un angle de vue original sur les stratégies de réseaux transnationales des riches et montrer comment le statut et les privilèges se forment dans une économie globalisée.

Mettre l'accent sur la mobilité devrait aussi permettre de comprendre comment, à une époque où la méritocratie n'est que formelle, les riches gagnent en légitimité en adoptant des formes de voyage traduisant le “glamour”, et comment ils protègent leur richesse et leurs privilèges en effaçant les traces de leurs activités dans différents lieux et juridictions, souvent dans le but de fuir leurs responsabilités fiscales…

La mobilité est un élément-clé dans un système complexe, concentrant de vastes richesses au profit d'une minorité.

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O. M

Alors que l’urbanité (Simmel, Weber) favorisait des liens entre des singularités (l’urbanisation) et des valeurs universelles (l’urbanité), la richesse contemporaine va souvent de pair avec une disjonction du global et du local sur un mode quasiment schizoïde (les Émirats, Astana…). En cela, le marché contemporain tend à radicaliser la coupure entre une mobilité mondialisée et des replis identitaires fort variés sur le local. Une tendance que favorisent des réussites qui peuvent être provisoires et donc fragiles.

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Olivier Mongin

Si entrecroisées soient-elles, les mobilités des riches et des pauvres permettent de comprendre que c'est la maîtrise des connexions qui conditionne leur mobilité au sein d’un univers de flux de plus en plus contrôlé et sécurisé.

De même qu’on a pu parler d’une ville à plusieurs vitesses – celle du mondialisé partout chez lui, celle du relégué immobilisé dans un non-lieu, et celles des périurbains français dont la mobilité est sous contrainte –, on peut parler d’une urbanisation mondialisée à plusieurs vitesses.

Ce qui oblige à saisir deux choses. Tout d’abord, les vitesses les plus performantes ne sont pas les plus rapides (voir le rôle de la vitesse maritime) et la réussite est de parvenir à mettre en relation toute la gamme des vitesses (c'est ce que fait le multimodal) et donc à pouvoir en changer.

À cela, il faut ajouter que l'on observe aujourd’hui une disjonction du global et du local qui n’est pas sans anticiper  l’avenir des mobilités, à savoir que les mobilités globalisées peuvent être coupées des mobilités locales. Ce qui n’est pas sans conséquences : les slogans du type “global, vert, connecté", qui évoquent Dubaï ou Singapour, oublient un terme, celui de démocratie.

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J. C

Il ne fait aucun doute qu'une attention particulière doit être accordée aux mobilités transnationales et aux inégalités globales. Cependant, je me garderais bien de tracer une frontière nette entre ce qui est démocratique et ce qui ne l'est pas. Les démocraties ne fonctionnent plus lorsque les chances et la richesse ne sont pas distribuées de façon égalitaire et nous sommes aujourd'hui dans un système qui concentre clairement la richesse entre les mains d'une minuscule élite qui ne le mérite pas. Il faut être conscient du déficit démocratique créé par les inégalités croissantes en Europe et aux États-Unis.

03. La mobilité des riches détermine-t-elle les mobilités ordinaires ?

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Javier Caletrío

Je n'utiliserais pas le verbe “déterminer”, mais il est certain que les riches ont une influence sur les mobilités plus ordinaires.

Une telle influence se manifeste par exemple sur les réseaux publics lorsque l'on dégroupe certaines infrastructures offrant des services de meilleure qualité et plus fiables à ceux qui peuvent en profiter. Cette fracturation du paysage infrastructurel s'accompagne d'un changement de signification : plus les mobilités d'un petit nombre nous apparaissent rapides, douces, flexibles, pratiques et normales, plus les mobilités du reste de la population, qui sont d'ordinaire plus lentes, nous semblent moins fluides, moins commodes, plus rigides et dysfonctionnelles.

Et l'influence que les mobilités des riches exerce sur les aspirations au voyage des gens ordinaires est liée à ce phénomène.

Le désir d'émulation de la façon de voyager de l'élite peut toutefois s'exprimer de manière subtile et inconsciente, par exemple dans le déplacement progressif des frontières de ce que l'on considère normal, désirable ou excessif.  

Cela pose de sérieux problèmes pour le développement durable, étant donné que la plupart des gens ne sont pas prêts à réduire leur mobilité pour des raisons environnementales, à moins que le fardeau ne soit partagé par tous.

Des recherches menées en France ont montré que les 5 % de personnes les plus riches sont responsables de 50 % des émissions de carbone liées aux voyages.

Aux États-Unis, les élites renoncent aux vols commerciaux pour voyager de plus en plus fréquemment au moyen d'une flotte de jets privés en pleine expansion, alors que la construction de petits aéroports conçus à cet effet est financée par le denier public. Sans oublier que l'utilisation du système de contrôle aérien par les élites est lui aussi financé par les taxes payées par les  des voyageurs utilisant, eux, les vols commerciaux…

 

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O. M

La prise en compte des mobilités du haut est d’autant plus importante que ceux qui veulent sortir du bas (s’en sortir) se laissent nécessairement prendre aux images de la réussite que sont les cartes postales de la mondialisation urbaine. Passer "du village à la ville" (voir Saunders), chercher à atteindre le sommet de la réussite le plus vite possible sont une invitation à s’approprier les modèles de consommation tous azimuts que la mobilité des riches met en scène.

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Olivier Mongin

Il y a un lien des mobilités – celles des riches et celles des pauvres – qui oblige à prendre en compte les types de gouvernance et donc la place accordée à l’informel.

L’informel, ce qui ne relève ni du marché ni du public, représente sur la carte de l’urbanisation mondiale entre 60 % et 70 % des territoires.

L’informel invitant à regarder les “formes” de gouvernance, trois cas de figure, parmi d’autres, peuvent être retenus.

  • Tout d’abord, celui des États forts, qui présentent des visages contrastés : alors que la France démocratique ne sait pas voir ses franges, ses territoires délaissés, ses périphéries oubliées (comme si elles étaient “à la marge” de l’État/Ville), la Chine non démocratique organise le contrôle et la stigmatisation de ses populations migrantes de l’intérieur par le biais d’une diversité de statuts,dont le hukou, la carte de résidence urbaine, créée en 1958, est le pivot.
  • Parallèlement à cet informel contrôlé ou volontairement oublié par l’État, il y a un informel qui est à côté (ce qui ne signifie pas qu’il cohabite ou coexiste) d’un territoire protégé et sécurisé par la puissance publique : l’exemple qui frise la caricature est la juxtaposition des lotissements fermés, des condominiums et des favelas de Rio ou de Sao Paulo.
  • Reste un troisième scénario, celui où les territoires de l’informel tentent de pénétrer dans les espaces urbains formels et légaux en devenant des “quartiers-tremplinsˮ et en s’appuyant sur des actions de tous ordres. C’est par exemple le cas des quartiers gecekundu (“construits la nuit") à Istanbul.

Tenir compte de ces trois scénarios, qui soulignent la diversité des liens du marché, du public et de l’informel, incite à ces deux réflexions finales : le propre ne va jamais sans de l’impropre, comme l’affirmait Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien. Et il ne suffit pas d’être “propre" (“global, vert, connecté") pour être démocratique.

On en conclut que l’avenir de la démocratie exige, ce n’est pas une nouveauté, à maintenir les liens du propre et de l’impropre… sur le plan des mobilités !

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J. C

Je suis d'accord sur le fait qu'il faille insister sur la gouvernance et l'informel pour comprendre les dynamiques de l'inégalité. Mais ce serait une erreur d'assimiler l'informel aux pratiques et aux espaces des pauvres tout en considérant le formel comme l’apanage des espaces et des pratiques des plus aisés.

Les élites utilisent – ou suspendent – systématiquement la loi pour permettre la violation du contrôle de l'utilisation des sols afin de permettre de nouveaux lotissements, infrastructures et mobilités, qui sont tout aussi informels que les favelas de Rio de Janeiro.



Javier Caletrío

Sociologue

Javier Caletrio (BA Economics, Valencia; MA, PhD Sociology, Lancaster) est conseiller scientifique au Forum Vies Mobiles. Il est chercheur en sciences humaines et sociales et en économie. Il s'intéresse également aux sciences naturelles et tout particulièrement à l'écologie et à l'ornithologie. Ses recherches portent sur les changements environnementaux et les transitions écologiques, en lien avec la mobilité et les inégalités. Entre 1998 et 2017, Javier était au Centre for Mobilities Research de l'université de Lancaster (GB). 


Olivier Mongin

Philosophe

Olivier Mongin a suivi un cursus associant philosophie, lettres, anthropologie et histoire. Il dirige la revue Esprit et a co-fondé le groupe de réflexion Les Métropolitaines. Il est par ailleurs vice-président de La République des Idées. Il est l'auteur de nombreux essais dont La ville des flux, paru en 2013.



Pour citer cette publication :

Javier Caletrío et Olivier Mongin (17 Décembre 2013), « Pourquoi s'intéresser à la mobilité des super-riches?  », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 03 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./regards-croises/2020/pourquoi-sinteresser-la-mobilite-des-super-riches


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