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Néonomades et grands mobiles

Entre Stéphanie Vincent-Geslin & Emmanuel Ravalet (Sociologue et socio-économiste)
Et Maude Reitz & Yves Pedrazzini (Ethnologue et sociologue)

24 Février 2015

Quatre chercheurs font le point sur ce qui caractérise, rapproche et différencie leurs sujets d'étude respectifs : le néo-nomadisme, objet de la recherche noLand's man, et la grande mobilité, étudiée dans le cadre de l’enquête Jobmob.



01. Les néo-nomades sont-ils des grands mobiles comme les autres ?

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Stéphanie Vincent-Geslin & Emmanuel Ravalet

Considérons les grands mobiles comme des personnes qui se déplacent souvent, sur des distances et des périodes de temps importantes. La recherche Jobmob s’intéresse aux mobilités réversibles pour raisons professionnelles. Deux enseignements majeurs peuvent en être retenus. 1) Ces situations s’insèrent dans des arbitrages complexes mêlant des préoccupations d’ordre privées ou familiales et des préférences relatives à l’emploi. 2) La réversibilité des déplacements pour raisons professionnelles (pendularités de longue distance, absences du domicile, etc.) s’appuie précisément sur une certaine fixité de la résidence principale.

Si les choix des néo-nomades s’inscrivent bien dans le premier critère, leur habitat nomade les distingue du second. Ainsi, leurs mobilités se situent à l’interface entre des formes irréversibles de mobilités liées au travail (déménagements, migrations), et des formes réversibles, au sens où ils semblent revenir régulièrement dans les mêmes lieux.

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M. Y

L’analyse des grands mobiles, pour claire et pertinente qu’elle soit, ne s’applique pas aux néo-nomades que nous avons rencontrés. En effet, si – comme il est dit ici dans le point 1 – les néo-nomades doivent aussi faire des arbitrages complexes pour répondre à des préoccupations privées (la notion de “familial” posant d’autres problèmes que nous ne pouvons étudier ici), on ne peut parler de préférences relative à l’emploi de la même manière puisque, grâce à leur habitat mobile, ils peuvent concilier spatialement “famille” et “emploi”. Le point 2 nous semble parfaitement pertinent.

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Maude Reitz & Yves Pedrazzini

Tout d’abord, et pour paradoxal que cela puisse paraître, les néo-nomades ne sont pas de grands mobiles, ou du moins, leur mobilité n’est pas “grande”. Elle est en tout cas limitée ou mieux : elle diffère de celles des grands mobiles parce que, d’une part, elle n’est pas une accélération, et que, d’autre part, elle ne répond que partiellement à la question que se pose le grand mobile, qui l’amène à adopter des pratiques de mobilité particulières, et qui est de savoir comment se rendre le plus efficacement (rapport temps/distance) d’un point A (en général le domicile) à un point B (en général le travail), ces points A et B pouvant se multiplier.

Les travaux menés par l’équipe Jobmob montrent bien qu’il y a des grands mobiles, mais qu’ils ne constituent ni une classe, ni un groupe social – ni même une “famille” en termes de pratiques de l’espace et des transports – homogène. Si, malgré ce qui est dit plus haut, on prolonge cette remarque aux néo-nomades, on dira que l’on trouve des néo-nomades dont les modalités en termes de mobilité les rapprochent de certains grands mobiles, ceux qui auraient par exemple plusieurs “maisons” – des terrains où se poser, en fait – et qui iraient, en travaillant ou pour travailler, de l’une à l’autre.

Mais pour la majorité d’entre eux, les néo-nomades ne sont pas de grands mobiles, en tout cas pas comme les autres. En effet, ils sont assez peu mobiles, ce sont leurs “maisons” – les bus, les camions, les caravanes ou les camping-cars qu’ils reconstruisent, habitent, meublent et décorent – qui sont de “grands mobiles” et dont il s’agit de faire la biographie. D’un autre côté, dans un contexte actuel de précarisation généralisée du travail tant indépendant que salarié, vivre en camion constitue le résultat d’arbitrages entre travail, logement et choix (plus ou moins contraints) de vie. C’est peut-être en ce sens que l’on peut rapprocher, dans l’actualité de “la crise” tout du moins, les néo-nomades des grands mobiles.

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S. E

Contrairement à ce qui est indiqué ici, les grands mobiles ne s’inscrivent pas vraiment dans une recherche rationnelle de minimisation de leurs temps et des distances de déplacements. L’enjeu de leurs mobilités se situe plutôt dans l’occupation et l’appropriation des temps de déplacements.

Au-delà de cette remarque, nous rejoignons Yves et Maude sur le fait qu’il existe une grande diversité de situations de grande mobilité et l’enquête JobMob n’en présente que certains aspects liés au travail. Néanmoins, qu’ils pendulent quotidiennement entre domicile et travail, qu’ils soient fréquemment absents du domicile principal, ou qu’ils vivent en relation de couple à distance, les grands mobiles possèdent des traits communs. L’un d’eux est partagé avec les néo-nomades : ils renvoient l’image d’une société en recherche de solutions pour résoudre des équations spatiales à plusieurs inconnues…

02. Quelle est la place du travail et de la mobilité liée au travail dans la vie des néo-nomades et des grands mobiles ?

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Stéphanie Vincent-Geslin & Emmanuel Ravalet

Le travail n’est qu’un des éléments qui déterminent la grande mobilité, même si celle-ci est liée au travail, car elle s’articule toujours avec des préoccupations d’ordre privé et est facilitée par le développement des systèmes de transport rapides. La grande mobilité peut correspondre à une période de transition en début de carrière, un attribut du métier choisi ou s’inscrire dans le projet, plus pérenne et complexe, de faire carrière. Elle est, enfin, pour 62 % des grands mobiles interrogés en 2011, une solution pour éviter ou sortir d’une période de chômage.

En période de crise, le besoin d’avoir un emploi semble s’imposer face aux préférences familiales ou privées pour les grands mobiles, le but ultime étant de rester inséré socialement et professionnellement. Il est probable que ce ne soit pas l’orientation privilégiée par les néo-nomades en pareille situation.

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M. Y

En effet, sur ce plan, tout oppose grands mobiles et néo-nomades. En revanche, la notion de “carrière”, au sens de succession d’étapes et de phases, semble à même de permettre une approche compréhensive des pratiques de mobilité des travellers, tant pour saisir leur continuité spatiale que les éventuelles ruptures qu’elles signifient, socialement.

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Maude Reitz & Yves Pedrazzini

Deux scénarii types renvoient aux parcours individuels des travailleurs et des habitants mobiles rencontrés. Alors que certains adoptent et adaptent le choix de leur habitat suivant les opportunités d’emploi et ont décidé de vivre dans un véhicule aménagé, d’autres, dans un cheminement inverse, articulent leur activité professionnelle intermittente (temporellement et spatialement) autour de leur mode de vie itinérant.

Leurs emplois, suivant le secteur (industrie, agriculture ou services) ont en commun d’être caractérisés par une soumission aux cycles des saisons (saisonniers du tourisme et de l’agriculture, cordistes), aux rythmes scolaires (animateurs socio-culturels et sportifs), aux processus de création (artistes, ouvriers, techniciens du spectacle) et/ou aux besoins de certaines entreprises en matière de recrutement de personnel en renfort (aides-soignantes, infirmiers, ouvriers du bâtiments, ouvriers agroalimentaires).

Du fait du temps laissé libre par la nature temporaire et fluctuante de l’activité professionnelle, cet engagement dans l’itinérance s’inscrit par ailleurs dans des activités culturelles, festives, créatives, constructives, associatives et formatives, d’où l’importance de considérer également le travail au-delà de ses formes salariales.

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S. E

La place accordée au travail par les grands mobiles et les néo-nomades apparaît sensiblement différente… Centrale et chronophage pour les grands mobiles, elle laisse peu de place aux formes non-salariales du travail qui semblent au contraire très importantes chez les néo-nomades. De plus, les mobilités des néo-nomades apparaissent être une forme d’adaptation à un fonctionnement temporaire et saisonnier de l’activité professionnelle, bien plus que celles des grands mobiles.

03. Quelle est la place des ancrages – qu’il s’agisse de personnes ou de lieux – dans les modes de vie des néo-nomades et des grands mobiles ? Sont-ils des freins à la mobilité ou bien ce qui la rend possible ?

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Stéphanie Vincent-Geslin & Emmanuel Ravalet

Ancrages et mobilité sont bien les deux faces d’une même pièce. Les ancrages peuvent être le moteur de certaines grandes mobilités liées au travail telles que les pendularités de longue distance, du fait d’attachements résidentiels ou sociaux forts.

Les ancrages apparaissent également comme des facilitateurs de la grande mobilité, que ce soit des personnes supports qui prennent le relais durant l’absence, particulièrement au niveau domestique et familial, ou des lieux repères dans lesquels le grand mobile imprime et retrouve ses marques. Certains grands mobiles développent ainsi des ancrages multi-locaux au gré de leurs déplacements qui ne sont pas sans rappeler ceux des néo-nomades…

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M. Y

C’est peut-être sur cet usage des ancrages comme “facilitateurs de la mobilité” – pour les nomades : le voyage, l’itinérance – que les grands mobiles ressemblent le plus aux travellers : tous ont besoin de prises sur le territoire pour pouvoir “bouger”.

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Maude Reitz & Yves Pedrazzini

À l’évidence, l’ancrage est nécessaire à la pratique non occasionnelle du néo-nomadisme car il permet, sans obligation absolue et en préservant tous les itinéraires possibles, d’arriver quelque part et d’en (re)partir, ce qui est la condition même du voyageur. En revanche, l’enracinement n’est pas nécessaire, même s’il n’empêche pas le nomadisme et que – dans l’imaginaire, si ce n’est dans la réalité – avoir des racines n’est jamais inutile.

Les séquences de halte ou d’installation plus prolongées nécessitent donc une organisation qui se joue dans un rapport d’alternance et de complémentarité entre un repaire principal (parfois plusieurs) et des passages sur des points de repères annexes ou secondaires. Appelés “lieux de vie” ou “squats”, les repaires s’apparentent à des camps de base dotés d’équipements et d’infrastructures permettant de vivre plus confortablement au quotidien, des lieux-refuges où l’on a tissé des liens et où l’on retourne régulièrement pour “se poser”, se reposer, élaborer un projet, stocker quelques affaires, réparer son camion, l’aménager.

Les individus, de même que les lieux de vie, disséminés tels une constellation mouvante, entretiennent par ailleurs des liens de complicité présents, virtuels, concrets ou symboliques avec d’autres individus (amis, famille) et d’autres repaires à l’intérieur et par-delà le territoire hexagonal. Si la plupart des habitants mobiles possèdent une habileté certaine à tisser ces liens (même si ces derniers restent parfois éphémères et distants), celle-ci va souvent de pair avec une capacité d’isolement. Aussi, les TIC (technologies de l’information et de la communication) permettent aux résidents d’habitats mobiles de se mettre en relation, d’échanger leurs expériences mais également d’entretenir un lien régulier avec ces réseaux informels.

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S. E

Quel que soit le terme choisi – ancrage, enracinement, repère, etc. –, leur existence même suffit à renverser l’idée qui voudrait que grands mobiles et néo-nomades aient un mode de vie “hors-sol”. La pérennité même de ces situations repose sur l’existence de respirations et de pauses, qui prennent place en des endroits précis et connus, et autour desquels se tissent les relations sociales des mobiles. Mais, les liens de solidarité parmi les grands mobiles sont peu fréquents, sauf lorsqu’ils font ensemble et de manière régulière des déplacements similaires.



Stéphanie Vincent-Geslin & Emmanuel Ravalet

Sociologue et socio-économiste

Stéphanie Vincent-Geslin, docteure en sociologie de l’université Paris-Descartes, est chercheure au LET (Laboratoire d’économie des transports) à l’ENTPE (Lyon, France) et chercheure associée au LaSUR (Laboratoire de sociologie urbaine), de l'EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne). Emmanuel Ravalet, ingénieur et socio-économiste, est chercheur au LaSUR. Ils ont mené ensemble la recherche JobMob au LaSUR.


Maude Reitz & Yves Pedrazzini

Ethnologue et sociologue

Maude Reitz, titulaire d’une maîtrise en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, doctorante en ethnologie au LaSUR de l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne) poursuit depuis 2013 des recherches en France sur l'habitat mobile contemporain et l'auto-construction. Yves Pedrazzini, sociologue, est maître d’enseignement et de recherche au LaSUR et dans la section d’architecture de l'EPFL. Depuis plus de 25 ans, il analyse les dynamiques et les cultures urbaines, les pratiques spatiales et les phénomènes de violence et d’insécurité dans le monde.



Pour citer cette publication :

Stéphanie Vincent-Geslin & Emmanuel Ravalet et Maude Reitz & Yves Pedrazzini (24 Février 2015), « Néonomades et grands mobiles », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./regards-croises/2770/neonomades-et-grands-mobiles


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