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L’aluminium, du rêve à la (dure) réalité

Par
Mimi Sheller (Sociologue)
14 Mai 2013

L’aluminium nous a séduits par ses promesses de matériau d’une nouvelle ère, porteur de mobilité, de vitesse et de légèreté. Mais, comme le dit Mimi Sheller, il a aussi sa face cachée.






Je vais vous parler de mon livre, "Aluminium Dreams : Lightness, Speed and Modernity". C’est un projet qui a commencé quand j’ai découvert les superbes affiches d’Alcoa, qui proposait des croisières dans les Caraïbes dans les années 1940 - 1950. C’était étonnant pour moi car je savais qu’Alcoa faisait de l’aluminium et je savais aussi qu’il y avait des mines de bauxite dans les Caraïbes. Je me suis alors intéressée au fait qu’une compagnie exploitant des mines de bauxite organise aussi des croisières et j’ai commencé à réfléchir aux mobilités qui relient les États-Unis et l’Amérique du Nord aux tropiques et à la manière dont les représentations des tropiques pourraient être liées à l’industrie minière et à l’exploitation de la bauxite. Cela m’a entraînée dans une étude mondiale de l’histoire culturelle de l’aluminium comme moyen de penser les mobilités du XXe siècle. Ici, on découvre des images de pays comme la Jamaïque, Trinidad et le Surinam qui montrent les îles comme étant des lieux figés dans le temps. Les visuels sont très classiques: on y retrouve systématiquement un visage, des papillons, des plantes, c’est presque comme une collection de toutes ces merveilles exotiques. Ces îles semblent hors du temps : lentes et passéistes. Pour moi, tout ceci est à l’opposé de l’image de l’aluminium, associé aux technologies modernes, aux systèmes de transport et à la vitesse. Il s’avère que le bateau de croisière lui-même, construit par Alcoa, arborait les toutes nouvelles technologies offertes par l’aluminium, et, grâce à ce nouveau métal, visait avant tout à exhiber sa rapidité et son luxe.

L’industrie qui a transformé la culture des matériaux

J’ai alors commencé à m’intéresser à l’histoire de l’aluminium et j’ai appris non seulement qu’il avait été découvert simultanément par un Français et un Américain, mais aussi qu’ils avaient tous les deux 21 ans, que l’Américain s’appelait Charles Hall et le Français, Paul Héroult. Ils ont découvert le moyen de faire fondre l’aluminium en 1886 ; ce fut le point de départ de cette industrie qui a révolutionné la culture des matériaux. L’aluminium a en effet été utilisé pour toutes sortes de véhicules : les trains, les voitures et même les avions. J’ai cherché à réfléchir aux raisons pour lesquelles l’aluminium a influencé la vitesse et la mobilité du XXe siècle, et l’une des choses que j’ai trouvées, c’est qu’il s’agissait d’un matériau essentiel sur le plan militaire. Les débuts de l’aviation et des guerres fondées sur les forces aériennes ont dépendu de la production d’aluminium. C’est pourquoi les pays qui savaient le fabriquer ont commencé à créer la ressource de base afin de disposer de mines de bauxite, qui allaient devenir le nerf de la guerre. Car l’aluminium ne sert pas seulement pour les avions, mais aussi pour les bombes et, ce que j’ignorais quand j’ai commencé ce projet, pour les grenades et pour un explosif appelé la thermite. Par ailleurs, plus récemment, les bombes nucléaires et divers explosifs utilisent de la poudre d’aluminium. Ainsi, toutes les grandes puissances militaires du début du XXe siècle ont pris conscience de cela et mis en place ces industries afin d’avoir l’arsenal le plus important. C’est ainsi qu’Alcoa est arrivé dans les Caraïbes, pour extraire de la bauxite principalement en Jamaïque et au Surinam, puis plus tard en Haïti. Ce métal était donc un métal de guerre, soutenu par les gouvernements et les États, et l’industrie s’est développée en parallèle avec la guerre. Cela a également créé des inégalités entre les pays où se situaient les mines, les mines de bauxite destinées à fabriquer l’aluminium, et les pays qui devenaient chaque jour plus puissants en produisant de l’aluminium.

Imaginer des alternatives civiles aux matériaux de guerre

J’ai donc cherché à comprendre cette histoire par le biais des publicités. Et contrastant fortement avec les images des Caraïbes, j’ai trouvé d’autres images, datant elles-aussi des années 1940, qui mettent en scène ces rêves de technologie du futur. En effet, après avoir multiplié les sites de production pendant la première mais surtout la seconde guerre mondiale, les industriels se sont rendu compte qu’il faudrait ensuite trouver un moyen de reconvertir toutes ces usines pour le marché civil. C’est à ce moment-là qu’ils ont commencé à recruter des designers, des inventeurs et autres rêveurs industriels pour faire de l’« imagineering », c'est-à-dire imaginer ce que serait l’avenir si l’on utilisait l’aluminium non pas pour la guerre, mais pour un usage civil. Ils se sont alors mis à concevoir toutes ces nouvelles technologies de transport. J’ai une série de publicités d’une société qui s’appelait Bohn Corporation, à Detroit, qui représentent des avions propulsés par des fusées et des navires de croisière géants, des « dream liners », ainsi que des trains tout en aluminium dotés de voitures totalement vitrées. Ces publicités racontaient comment l’avenir serait transformé par ce métal surnommé le métal de la vitesse et permettant d’imaginer un nouvel avenir pour l’urbanisme et les transports rapides. Tout cela vient donc de la guerre, et est en contraste total avec les pays tropicaux où se trouvent les mines de bauxite. Aujourd’hui, il me semble que nous vivons toujours dans cet imaginaire du futur marqué par la vitesse et la légèreté. Nos véhicules sont toujours influencés par ce style aérodynamique, épuré, qui vient de cette époque. Comme par exemple une sorte de version précoce du mini van, le Stout Scarab, conçu par William Stout. Son mot d’ordre : « simplifier et alléger ». Il s’est donc intéressé au design du véhicule, et l’a simplifié pour le rendre aussi léger que possible. Buckminister Fuller, autre designer automobile, a créé la Dymaxion. C’est une voiture à trois roues, en forme de goutte, qui peut se déplacer très vite. À l’origine, il prévoyait qu’elle puisse rouler mais aussi voler, ce devait être aussi une sorte de voiture amphibie. Il y a aussi la célèbre Airstream, devenue le symbole américain de l’habitat mobile, de l’habitat en mouvement, elle aussi argentée, revêtue d’aluminium. Tout ceci a influencé le design des voitures contemporaines, avec toujours cette idée de réinventer la voiture en utilisant de plus en plus de pièces d’aluminium. Ainsi, l’Audi A8, par exemple, la nouvelle Jaguar F-type, ou encore certaines Cadillac, comportent de plus en plus d’aluminium qui les rend plus légères, et de nouveaux alliages sont créés, à la fois très solides et très légers, censés nous aider à être plus économes en carburant, car ils réduisent le poids et donc la consommation de carburant. Et bien sûr les trains à grande vitesse notamment les trains japonais, sont connus pour être conçus à partir d’une seule pièce d’aluminium.

Le raffinage de métal le plus gourmand en énergie

Mais ce que j’ai appris avant tout, au cours de mes recherches sur le sujet, est que la production d’aluminium fait appel à l’un des procédés de raffinage les plus gourmands au monde en énergie. On utilise 13 500 kWh d’électricité pour produire une tonne d’aluminium. Pour mettre cela en perspective, si l’on prend un pack de canettes de soda ou de bière, il faut l’équivalent d’un quart de canette de pétrole pour produire ce pack de 6. Et pourtant, il suffirait de 5 % de cette énergie pour les recycler. Si on les fondait et les réutilisait, cela ne consommerait que 5% de cette énergie, et malgré cela nous jetons chaque année des milliards de canettes. Aux États-Unis, entre 55 et 60 milliards de canettes finissent chaque année dans une décharge, malgré la quantité d’électricité et d’énergie qu’il a fallu pour les fabriquer. De plus, en produisant cette électricité, au cours du processus de fonte, la production d’aluminium génère beaucoup de dioxyde de carbone, d’hydrofluorocarbures et autres gaz à effet de serre très puissants, qui contribuent au changement climatique. Mais la plupart des gens ne le savent pas et n’y pensent pas quand ils utilisent de l’aluminium et le gaspillent parce que ça a l’air d’un matériau tout léger et tout simple. Alors j’ai commencé à réfléchir, non seulement à la manière dont il contribue aux véhicules mais aussi à son impact sur de nombreux objets du quotidien, comme les canettes, bien sûr, car on pense toujours aux canettes d’aluminium, mais aussi divers appareils et meubles devenus plus mobiles, plus légers, qui participent au style moderne et dépouillé. Il y a aussi un travail intéressant sur les cafetières, comme la fameuse Bialetti, la cafetière à espresso classique en aluminium, qui n’est pas sans évoquer un lien entre caféine et aluminium. La caféine accélère l’activité cérébrale, éveille l’esprit, nous rend plus vivants, un peu comme l’aluminium, qui rend les choses plus légères et les accélère. Ils vont bien ensemble, dans un sens, la caféine et l’aluminium. Un écrivain américain, Jeffrey Schnapp, a écrit sur ce sujet.

L’aluminium a transformé l’architecture et a donné naissance aux gratte-ciel

Il a transformé nos véhicules, nos infrastructures de transport et de nombreux objets du quotidien. Il a aussi transformé l’architecture : l’un des premiers bâtiments à avoir utilisé beaucoup d’aluminium est l’Empire State Building, à New York. Quand on pense aux gratte-ciel, on pense souvent à l’acier et au verre. En fait, ce qui les a rendus si légers et si lumineux, c’est l’aluminium, car il a permis de faire des murs rideaux avec des fenêtres dans des cadres en aluminium. Quand on regarde l’Empire State Building, s’il brille sous la lumière, c’est l’aluminium que l’on voit à la surface. Quand on a découvert que l’on pouvait l’utiliser, on a pu construire très rapidement, c’était un moyen d’introduire la vitesse dans l’architecture. Comme les matériaux étaient de plus en plus légers à mesure que les étages s’élevaient, l’Empire State Building a été construit en seulement 14 semaines, ce qui était très très rapide pour l’époque. Ensuite, il a été utilisé dans beaucoup d’autres gratte-ciel et bâtiments emblématiques, comme les tours jumelles de New York. On se rappelle tous de ces lignes verticales en métal. C’était un mur rideau en aluminium qui encerclait les tours. Quand elles ont été frappées par les avions le 11 septembre 2001, les avions eux-aussi étaient en aluminium. L’explosion du kérosène a sans doute été amplifiée par l’explosion de l’aluminium qui a provoqué leur chute. Ainsi, pour moi, l’Empire State Building et l’effondrement des tours du World Trade center marquent le début et la fin de l’ère de l’aluminium. Nous sortons aujourd’hui de cette ère car nous avons de nouveaux matériaux légers, comme la fibre de carbone, le titane et d’autres matériaux. Mais l’aluminium a été essentiel, comme je le disais, pour faire évoluer les véhicules, les objets du quotidien, l’architecture, le transport aérien et la conquête spatiale. Quand on pense à nos avions, ils sont en aluminium, tout comme l’ensemble de nos fusées et de nos satellites : la terre est entourée d’un halo d’aluminium. Le carburant des fusées lui-même contient de l’aluminium explosif. C’est lui qui permet aux fusées de s’élever et de voler. Ainsi, depuis les satellites russes Spoutnik en 1957, les premiers objets en orbite autour de la Terre, jusqu’aux navettes spatiales, qui ont été récemment retirées du service, ces différents appareils sont composés d’aluminium à environ 90 %. Ce métal léger nous a donc aussi permis de conquérir le ciel et l’espace.

Conséquences environnementales : le côté sombre de l’aluminium

Voilà donc pour le bon côté de l’aluminium, avec son côté brillant et toutes les choses qu’il a permis de réaliser. Mais il existe aussi une face plus sombre, outre le problème de l’énergie consommée au cours de la production : l’industrie minière elle-même et la manière dont elle détruit de nombreux pays tropicaux. La plupart des gens ne sont pas au courant de ces enjeux car ils ne réfléchissent même pas à la provenance de ce métal. Il est là, on l’utilise et on le jette. Même quand nous prenons un avion, nous jetons nos canettes, sans même nous rendre compte qu’on ne serait pas dans les airs sans ce métal. Les conséquences environnementales sont importantes, tout particulièrement en Jamaïque et au Surinam. C’étaient les plus gros producteurs de bauxite du début du XXe siècle. Ensuite, ça a été la Guinée et l’Australie, et dans une certaine mesure l’Inde et la Chine. Et dans tous ces pays, il y a des mines à ciel ouvert, pour lesquelles on a abattu des forêts entières et abandonné sur place cette matière appelée « boue rouge ». La boue rouge est très caustique et très toxique, et elle est conservée dans ces grands bassins et provoque toutes sortes de dégâts environnementaux. Il y a cette pollution directe des mines et il y a la pollution de l’air causée par la fusion elle-même. C’est pourquoi partout dans le monde, il y a des mouvements de protestation contre l’aluminium. Je me suis rendu à l’un de ces événements en 2007 appelé « Sauver l’Islande », car le fabricant américain d’aluminium Alcoa construisait une grande fonderie en Islande. Ils ont construit un barrage, le plus grand d’Europe, dans l’une des zones les plus sauvages d’Islande. Sur place, les gens se sont mobilisés mais n’ont pas pu arrêter le projet. Il y a pourtant eu une série d’« étés de protestation », qui ont attiré des activistes du monde entier, des gens de Trinidad, du Brésil, d’Inde, d’Afrique du Sud, qui racontaient des histoires de mines et de fonderies de leurs pays et de ce qu’ils faisaient pour s’y opposer.

Conséquences médicales et sociales d’un métal omniprésent

Ces activistes parlent aussi des effets de l’aluminium sur l’organisme. Il y a eu assez récemment en France une émission de télévision sur France 5 relatant les effets de l’aluminium sur la santé, sur sa présence dans nombre de nos aliments, dans nos vaccins, dans nos maquillages, dans nos déodorants. Certains pensent qu’il a des effets neurologiques sur le cerveau quand la quantité accumulée dans l’organisme est trop importante. Aussi, une partie des opposants à l’aluminium lui reprochent donc aussi ses effets sur la santé. Voilà les différents thèmes sur lesquels j’ai fait des recherches pour ce livre, que j’ai écrit sur un Apple Mac Book, qui est bien sûr en aluminium lui-aussi. Certains d’entre nous ont entendu parler des usines chinoises qui fabriquent les produits Apple, avec des ouvriers qui ont été tués dans des explosions. Celles-ci sont dues à la poussière d’aluminium, qui s’accumule dans l’air au moment du polissage des produits de la gamme Mac Book. Encore une fois, c’est le côté sombre de cette industrie, la face cachée à laquelle nous ne pensons pas. En conclusion, j’espère que ce livre va nous amener à réfléchir aux origines de ces objets qui nous entourent, à penser à ce qui les compose. Tout ce dont nous dépendons pour être mobiles, et même nos systèmes de communication mobiles, nos ordinateurs, nos iPhones et nos communications par satellite dépendent tous de ce métal. Et pourtant, la plupart d’entre nous n’ont aucune idée de la manière dont il est arrivé ici et des effets qu’il peut avoir. Nous devons vraiment nous demander si, à l’avenir, nous pourrons continuer à l’utiliser de la même manière, ou si nous devons faire bien plus attention à la manière dont nous l’utilisons, dont nous le recyclons et si nous devons envisager de réduire la quantité d’aluminium que nous utilisons.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Mimi Sheller

Sociologue

Professeur de sociologie à l’Université de Philadelphie. Elle y dirige le Centre de recherches et de politiques sur les nouvelles formes de mobilités, dont elle est la fondatrice. Comptant parmi les principaux théoriciens des études sur les mobilités, elle a aussi fondé avec John Urry le Centre de Recherche sur les Mobilités de Lancaster.



Pour citer cette publication :

Mimi Sheller (14 Mai 2013), « L’aluminium, du rêve à la (dure) réalité », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/757/laluminium-du-reve-la-dure-realite


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