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Mobilités pionnières – Travailler dans la société mobile du risque

Par
Sven Kesselring (Sociologue)
24 Juin 2014

Le sociologue allemand Sven Kesselring commente la notion de pionniers de la mobilité, ces individus qui préfigurent les grandes tendances de demain. Mobilité virtuelle et durabilité auront toutes deux un rôle important à jouer.






À la fin des années 1990, nous avons lancé un projet, à Munich, au Research Center on Risk Society and Reflexive Modernization qui portait ce titre accrocheur de « pionniers de la mobilité ». Je vais tenter, durant ces quelques minutes, d’expliquer comment, à mon sens, ces mobilités pionnières façonnent de nouvelles pratiques et comment différentes formes de mobilité finissent par devenir normales. Dans les années 1990, surtout dans le milieu professionnel, quelque chose qui était exceptionnel et spectaculaire s’est progressivement banalisé, occupant une partie plus substantielle et évidente de nos vies. Durant cette décennie et au début des années 2000 quand je menais des entretiens en milieu professionnel ; quand une personne racontait qu’elle était allée en Chine, elle créait la surprise chez ses collègues. Mais de nos jours, lorsqu’une personne annonce qu’elle va se rendre en Chine, son interlocuteur rebondit sur une anecdote survenue en Inde ou en Australie. Je pense que beaucoup de choses ont changé dans la vie professionnelle. Pas seulement en matière de mobilité spatiale et de déplacements physiques, mais aussi de mobilités virtuelles. Lorsque nous avons démarré le projet sur les pionniers de la mobilité, à la fin des années 1990, nous avons été sévèrement critiqués pour cette notion de « mobilités virtuelles » : « Vous êtes complètement fous, cela n’a pas de sens ! » Dans la même veine, quoique sur un mode un peu différent, lorsque nous avons commencé à travailler sur les « aéromobilités », un collègue nous a dit : « Qu’est-ce que c’est que ça, les aéromobilités ? Quand je vais à l’aéroport, je vais au comptoir d’enregistrement et je m’envole. Où est le programme de recherche ? ». Pour lui, le phénomène ne concernait qu’une minorité de personnes. Je ne prétends pas qu’aujourd’hui tout le monde utilise Internet. Tout le monde n’utilise pas de téléphone mobile. Tout le monde n’est pas en permanence connecté à un lieu différent de celui où il se trouve physiquement et tout le monde n’utilise pas les aéroports et les avions. Cela dit, personne ne mène d’existence entièrement dégagée de l’emprise d’Internet, des aéroports, des correspondances aériennes, etc.

Gérer les impératifs de mobilité

Notre existence a donc changé de ce point de vue, à une vitesse impressionnante. Le schéma que voici illustre ce que nous appelons le « modèle socio-spatial de gestion de la mobilité virtuelle ». Dans le cadre de la réflexion sur les pionniers de la mobilité nous nous sommes demandé comment les gens s’organisaient, comment ils composaient avec ce que nous appelons « l’impératif de mobilité », autrement dit la nécessité d’être mobile ou de se poser comme tel. C’est en ce sens que nous parlons de gestion de la mobilité. Il ne s’agit pas de gestion à l’échelle de l’entreprise ou de l’institution, mais de la façon dont les gens organisent et structurent leur existence. Ce schéma est le fruit des entretiens menés avec une journaliste au début des années 2000. Je lui avais alors demandé : « quels sont les lieux importants dans votre vie ? Pourriez-vous faire figurer les lieux très importants au centre de l’image et les lieux qui sont moins importants sur les pourtours ? Elle a commencé par écrire au centre : « mon e-mail », « mon PC », « ma maison » et « mon bureau ». À l’époque n’oublions pas que nous sommes au début des années 2000, nous avons été très surpris de ce choix. Une boîte de messagerie n’est pas un lieu au sens où on l’entend communément, mais de son point de vue, c’en était un. Dans un second temps, elle a noté trois sites Internet, puis son université, sa ville natale et son lieu de résidence. En réalité, ville natale et lieu de résidence ne jouent pas un rôle très important dans cette cartographie. Cette interview s’est tenue avec une journaliste très en vogue à l’époque. C’était du jamais vu d’avoir cette perception des choses et d’obtenir un tel résultat par une approche empirique. Et vous pourriez objecter que c’est assez courant, que vous connaissez un tas de gens qui raisonnent ainsi. Cela me conforte dans mon idée : on assiste à l’évolution d’une mobilité de pionniers vers une banalisation de la mobilité. Nous sommes entrés dans une ère, dans une situation, où nous menons tous, d’une façon ou d’une autre, des modes de vie numériques. J’aime à ce sujet évoquer cette citation d’Aharon Kellerman, datant de 2006 : « Nouvelles et sophistiquées, les mobilités virtuelles nous permettent de maintenir le contact, quelle que soit la situation géographique des villes ou des pays d’où provient la communication et quelles que soient les structures spatiales internes des villes à partir desquelles nous passons notre appel ».

Une constellation d’espaces

Il s’agit là, je pense, d’une sorte de non-lieu qui évoque toutefois un changement culturel au sens où s’y superposent différents espaces : espaces sociaux, virtuels, géographiques, technologiques ; nous les imbriquons les uns dans les autres et chacun d’entre nous organise sa propre constellation à partir de ces différents espaces. L’une de mes citations préférées à ce sujet traduit un changement culturel important, dont nous ignorons encore l’ampleur des retombées sur le monde moderne. Nous la devons à John Tomlinson : « la vitesse mécanique reste largement de mise, le courrier continue à sillonner la planète la nuit et nous persistons dans nos efforts physiques pour abolir les distances. Mais nous avons désormais autre chose à disposition. Le phénomène de l’immédiateté qui, dans son ubiquité légère, fluide et sans efforts, a peu ou prou ébranlé notre attachement culturel à la vitesse d’antan. Allant de pair avec cet ébranlement, s’amorce une transformation de nos conjectures, attentes, attitudes et valeurs culturelles. » Ce que John Tomlinson décrit ici, à travers ces conjectures, attentes, attitudes et valeurs culturelles, renvoie en fait à une nouvelle façon d’envisager la vie : notre vie est devenue mobile, mais notre conception des modes d’interaction qui s’établissent dans le monde est elle aussi nouvelle. Cela va sans doute profondément transformer notre monde et la grande question qui se pose aujourd’hui est de savoir si cette sorte de mobilité durable peut se développer, ou s’il s’agit d’un processus en déclin.

Un monde en mouvement

Dans leur ouvrage "Mobile Lives", Anthony Elliott et John Urry décrivent le sens de ce qu’ils nomment la « mobilité miniaturisée ». Cette notion renvoie à la panoplie d’outils technologiques que nous emportons dans nos déplacements, qui -pendant que nous voyageons- nous permettent de rester en contact de manière stable avec autrui, avec d'autres lieux, avec nos collègues, des contacts professionnels, des sites Internet, etc. Les auteurs y décrivent le processus à travers lequel nous recevons et envoyons en permanence de l’information, par lequel nous réorganisons sans cesse nos rendez-vous, contacts, etc. et réorganisons constamment nos réseaux sociaux et leurs formes sociogéographiques. Ce processus renvoie aussi, à certains égards, à notre immersion dans un monde en perpétuel mouvement, où le seul élément de stabilité, le seul point de fiabilité, devient probablement, pour de nombreuses personnes, le téléphone mobile ou les moyens de communication en ligne et autres mobilités virtuelles. Je vous ai apporté la vidéo d’une entreprise, IBM, qui se termine par la séquence suivante : « Mais que se passe-t-il ? » demande un collaborateur. « Comme d’habitude » répond son collègue. Je trouve que cette vidéo est très intéressante. C’est comme la mise en acte, un peu exagérée, de ce que nous pensons : nous vivons dans un monde où bon nombre de choses qui nous entourent sont en perpétuel mouvement. Et nous, les individus, devons gérer cette configuration, cette constellation de choses mobiles. Les technologies deviennent des éléments de plus en plus structurants, qui participent à l’organisation de nos existences, de nos relations sociales et de nos lieux de vie.

Trois modèles de gestion de sa vie

Pour en revenir aux pionniers de la mobilité, nous avons identifié trois grands modèles susceptibles de rendre compte de la façon dont les individus organisent et gèrent leur existence. Le premier modèle, baptisé « Gestion centrée de la mobilité », se rapporte au cas du représentant commercial qui rend visite à ses clients et rentre chez lui le soir, ou qui s’absente deux jours et rentre le lendemain soir, le tout s’organisant autour d’un lieu d’ancrage très net constituant un pôle de sociabilité fixe. Le deuxième modèle, dénommé « Gestion décentrée de la mobilité », regroupe différents lieux dont l’importance est difficile à hiérarchiser ou qui forment un réseau de trois ou quatre lieux différents ayant un même niveau d’importance sociale pour le sujet. Le troisième modèle que nous avons distingué, ou qui se dégage de nos données empiriques, constitue ce que nous avons appelé « Gestion réticulaire de la mobilité », et qui renvoie à la configuration décrite plus tôt : les différents espaces s’imbriquent ou se superposent et la stabilité des relations sociales est assurée par l’Internet. L’une des personnes interrogées dans le cadre de notre enquête, par exemple, avait un site Internet affichant son agenda : les gens qui voulaient la rencontrer pouvaient consulter son site et savoir immédiatement qu’elle allait se rendre à Francfort ou se trouvait à New York, et lui proposer un rendez-vous. Il n’est, bien sûr, pas question ici d’un usage courant, généralisé, mais d’une pratique pionnière. Il serait toutefois vraiment intéressant de suivre ces modèles dans le temps pour voir où ils en sont aujourd’hui.

Gérer les attentes de mobilité

Dans le cadre de mes travaux actuels, je participe à un groupe de recherche à Munich sur la question suivante : comment peut-on, en pratique, gérer ces attentes de mobilité et développer dans le cadre professionnel une mobilité socialement durable, sans retombées négatives ? C’est un fait qu’aujourd’hui, dans la vie professionnelle les sociologues français Luc Boltanski et Eve Chiapello l’ont décrit très précisément tout le monde est tenu de se comporter, se mettre en scène comme individu mobile. Nous sommes devenus des sujets mobiles, capables de composer avec tout ce que cela implique. Or, lorsque l’on interroge les gens sur les modalités de ce régime de mobilité et son incidence sur leur équilibre vie privée / vie professionnelle, de nombreux aspects complexes et inquiétants sont évoqués.

Apprendre à être mobile… et immobile

Hormis cette banalisation que j’ai décrite, trois autres dimensions structurent les modes de mobilité professionnelle. En premier lieu, les individus doivent prendre plus de responsabilité pour façonner leur mobilité et pour prendre des décisions telles qu’éteindre son téléphone portable, ne pas prendre l’avion ou réserver un vol plus cher mais sans escale. Cette dimension d’autorégulation, de prise en charge personnelle relève davantage des individus. En second lieu, les gens doivent composer avec des contraintes bien plus nombreuses liées à la contraction de l’espace-temps. La communication est possible depuis n’importe où, ce qui ouvre tout un champ de possibilités, mais génère aussi une forte pression en termes d’organisation. Enfin, les entreprises exercent une grande influence pour rationaliser la mobilité, privilégier les vols bon marché, passer moins de temps à l’étranger, réduire le nombre de déplacements ou grouper les réunions, etc. Le principal enseignement de ces travaux est aussi que la mobilité, si elle semble aller de soi, a besoin d'être développée. Elle nécessite un apprentissage, le développement d’aptitudes qui permettent de composer de façon acceptable avec la mobilité et ses possibilités de manière durable. Ce qui renvoie aussi à la nécessité d’apprendre l’immobilité : décider de ne pas voyager, de ralentir sa mobilité et de réduire le nombre de déplacements. Quant au monde de l’entreprise, loin de moi l’idée de faire de la publicité pour une marque quelconque, mais le credo d’IKEA « meet more, travel less », qui donne priorité à la mobilité virtuelle plutôt qu’au déplacement physique, est un excellent cas d’étude permettant de comprendre comment la banalisation gagne les entreprises, comment elle s’organise et quelles politiques peuvent être mises en place pour réduire le nombre de déplacements.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Sven Kesselring

Sociologue

Sociologue, grand connaisseur de la mobilité, le Dr. Sven Kesselring enseigne la mobilité, la gouvernance et l'urbanisme à l’université d’Aalborg (Danemark) et dirige la recherche sur les mobilités chez Innovationsmanufaktur GmbH, à Munich. En 2004, Il a fondé le réseau européen Cosmobilities Network.



Pour citer cette publication :

Sven Kesselring (24 Juin 2014), « Mobilités pionnières – Travailler dans la société mobile du risque », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2460/mobilites-pionnieres-travailler-dans-la-societe-mobile-du-risque


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