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L’ingénierie par la séduction

Par
Vincent Kaufmann (Sociologue)
27 Mai 2014

La séduction est aujourd’hui une dimension centrale de l’ingénierie. Pour développer un nouveau système de transport, il ne suffit pas de se concentrer sur la performance technique, il faut aussi et surtout se pencher sur la perception de ce nouveau système par les usagers. L’exemple Genevois avec Vincent Kaufman.






On va parler un peu de séduction, ce qui peut paraître un peu curieux puisqu’il s’agit d’ingénierie. Donc je m’explique… Depuis maintenant une trentaine d’années, nous avons de plus en plus de possibilités de se déplacer et de vivre en utilisant des moyens différents. Si on souhaite par exemple rentrer en contact avec quelqu’un, on peut lui téléphoner, lui envoyer un SMS, prendre RDV avec elle, lui écrire, se déplacer chez elle… Il existe de multiples possibilités, on pourrait multiplier les exemples. On a tous des rapports à l’espace et à l’utilisation de ces différents moyens mis à notre disposition qui sont extrêmement étendus et qu’on utilise dans la vie quotidienne. Avec tous ces choix, on se fabrique finalement chacun un mode de vie en lien avec ces techniques. Alors cela a des conséquences pour l’ingénierie, notamment l’ingénierie des déplacements car il y a beaucoup de choix alternatifs et les habitants d’un même quartier peuvent utiliser des moyens très différents pour se déplacer, pour développer leurs activités et finalement, il n’est pas rare qu’ils fréquentent des lieux différents à des moments différents : ce n’est pas parce qu’on habite le même quartier qu’on se rencontre nécessairement… C’est un peu un trait de la vie moderne, ou plutôt de la vie contemporaine.

L’importance de séduire les usagers

Là où je voulais en venir par rapport à la séduction c’est que dans un système où on a beaucoup de choix, pour qu’une (nouvelle) solution technique ait du succès, il faut qu’elle soit séduisante. Elle doit entrer en résonnance avec ce que les gens ont envie de faire, leurs aspirations puis aussi leurs contraintes, car nous ne vivons pas dans un monde exempt de contraintes. Cela implique une certaine révolution culturelle dans le monde de l’ingénierie dans lequel nous n’avons pas eu l’habitude jusqu’à présent de penser des offres, notamment des offres de transports en fonction de ces paramètres-là. Souvent lorsqu’on réfléchit à une offre, on pense simplement à la mettre à disposition du public en se posant peu de questions sur le fait qu’elle va rencontrer ce public.

L’exemple du réseau de tramway genevois

Comme c’est un petit peu abstrait, le plus simple est de prendre un exemple sur lequel on a eu l’occasion de travailler à l’EPFL : la réorganisation du réseau tramways Genevois qui a eu lieu en 2011. Depuis une vingtaine d’années, comme dans beaucoup de villes européennes, la décision a été prise à Genève de redéployer le tramway. Cela s’est fait par étape avec des mises en service successives de tronçons. En 2010-2011, on avait un réseau qui comprenait 7 lignes, construites pendant 10 ans grâce à l’addition de tronçons. Ce réseau avait une caractéristique qui était très très appréciée. Sur chaque axe, chaque ligne, il y avait plusieurs destinations. En d’autres termes, il y avait plusieurs lignes : c’est-à-dire que depuis un arrêt, on pouvait prendre des trams qui allaient dans des directions différentes, ce qui évitait d’avoir à effectuer un changement au centre-ville et de multiplier les trajets directs à travers la ville.

Un nouveau réseau plus performant mais moins apprécié

Cependant, d’un point de vue technique, le réseau était assez difficile à exploiter ce qui fait qu’en décembre 2011, ils ont décidé de changer leur concept d’exploitation et de supprimer ces doubles lignes afin de n’en garder qu’une sur chaque axe. Cela signifie qu’aux différents arrêts, lorsque vous vous pointez pour prendre un tram, vous n’avez qu’une ligne à votre disposition alors qu’auparavant, vous en aviez deux, voire parfois trois. Aujourd’hui si vous souhaitez allez dans un quartier qui n’est pas directement desservi par ligne dans laquelle vous êtes, vous devez changer de tramway. Donc ça veut dire qu’il y a beaucoup plus de changement sur le réseau et en particulier au centre-ville, si vous voulez aller dans un quartier qui n’est pas directement desservi par la ligne sur laquelle vous êtes, alors vous devez changer de tramway.

Ce réseau a été extrêmement mal perçu par la population. Il y a eu beaucoup de critique à son égard et les transports publics genevois ont perdu des usagers. Cela a suscité une certaine incompréhension de la part des pouvoirs publics qui disaient dans le fond, c’est incroyable, on a pris la décision de simplifier le réseau pour améliorer l’offre. Certes on a supprimé des liaisons directes, mais on offre une meilleure vitesse, plus de tramways et plus souvent. Il y a qu’une seule ligne, mais il y en a un toutes les 3 minutes, alors qu’avant, il y avait 2 ou 3 lignes mais il y en avait un toutes les 5 minutes.

L’importance de la prise en compte des attentes de l’usager

Quand on commence se demander pourquoi ce réseau a été mal perçu, et bien on retombe sur cette question de la séduction et des logiques de l’usager. L’usager, ce qu’il cherche avant tout à Genève et pour différentes raisons, ce sont des trajets directs et confortables car dans le centre-ville, les espaces publics sont relativement peu aménagés et le trafic automobile y est assez important, donc c’est assez désagréable de changer de ligne.

Donc, même s’il y a eu une amélioration de la vitesse et des fréquences de passage, au final, le nouveau réseau n’a pas été considéré par la population comme meilleur que l’ancien. Cet exemple illustre parfaitement ce propos sur l’ingénierie par la séduction : si on veut penser à un réseau pour accroître l’utilisation des transports collectifs, alors il faut avant tout se pencher sur la sensibilité de la population à différentes offres. Et si on veut attirer de nouveaux usagers, il faut les séduire, et pour les séduire, il faut tenir compte de leurs attentes. Et là, en l’occurrence, leurs attentes, ce n’était pas d’aller plus vite ou d’avoir une meilleure fréquence, mais c’était d’abord d’avoir des trajets directs.

Réconcilier la dimension technique et la dimension humaine

Cet exemple du réseau de tramway est illustratif de ce que je voulais montrer à propos de l’ingénierie par la séduction mais on pourrait en développer beaucoup d’autres. Ce qui est important, ce n’est pas l’exemple en tant que tel, mais c’est ce qui nous indique être la bonne manière de développer une ingénierie qui peut agir sur les pratiques. C’est absolument essentiel de proposer des offres qui sont en résonnance avec les attentes de la population. Donc ce qu’on a dit à propos du réseau de tramway, on peut aussi le transposer à l’offre ferroviaire, ou à toute une série de services urbains même en dehors des systèmes de transport. Les questions d’habitats sont aussi reliées à cette problématique générale. Je crois que ce qu’il faut en retenir, c’est qu’il doit y avoir beaucoup plus de dialogue en ingénierie entre le monde technique, qui recherche la bonne solution comme par exemple avec ce réseau de tram genevois : techniquement, le nouveau réseau est certainement plus performant que l’ancien mais ce n’est pas la seule dimension ! Il y a aussi la dimension humaine, la dimension « demande », et il faut réussir à réconcilier les deux et à travailler de concert de façon plus approfondie. La bonne solution technique, si c’est une mauvaise solution du point de vue de l’usager, alors il faut en déduire que c’est une mauvaise solution d’ingénierie et c’est ça la révolution culturelle qu’il faut mener.

Mode de vie

Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.

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Vincent Kaufmann

Sociologue

Sociologue suisse, Vincent Kaufmann est l’un des pionniers de la recherche sur la mobilité et l’inventeur du concept de motilité. Il est directeur du laboratoire de Sociologie Urbaine de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (LaSUR-EPFL) et professeur de sociologie et d’analyse des mobilités. Il est le directeur scientifique du Forum Vies Mobiles.



Pour citer cette publication :

Vincent Kaufmann (27 Mai 2014), « L’ingénierie par la séduction », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2395/lingenierie-par-la-seduction


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