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Mobilité, motilité : qu’est-ce qui conditionne notre capacité à nous déplacer ?

Par
Vincent Kaufmann (Sociologue)
07 Juin 2016

Qu’est-ce qui conditionne notre capacité à nous déplacer ? Définir la mobilité, c’est d’une part articuler le franchissement de l’espace et le changement social et d’autre part penser ce qui conditionne nos aptitudes à nous déplacer grâce au concept de motilité. Le point avec Vincent Kaufmann.






Pour un chercheur, la notion de mobilité, comme elle est utilisée dans le langage courant ou dans le domaine des transports, souffre de trois insatisfactions assez fondamentales.

Les insatisfactions liées au langage courant


1. une notion strictement spatiale

La première insatisfaction, c’est que cette notion est strictement spatiale dans l’acception courante, c’est-à-dire qu’elle renvoie au franchissement de l’espace, au déplacement, mais sans tenir compte de l’aspect social de la mobilité. Le fait que lorsqu’on se déplace, ce n’est pas pour se déplacer, mais pour réaliser des activités qui peuvent être de différentes natures, renvoyer à des rôles différents. Donc il y a une dimension sociale de la mobilité qui est centrale.

2. un déplacement tangible

La deuxième insatisfaction, c’est que la mobilité, dans l’acception courante, renvoie à quelque chose que l’on peut mesurer, c’est-à-dire le déplacement entre un point A et un point B, donc quelque chose qui relève des pratiques. Mais toute la dimension potentielle de la mobilité n’est souvent pas véritablement intégrée à la réflexion, le fait qu’il y a les déplacements qu’on fait, mais aussi tous ceux qu’on pourrait faire et qu’on a choisi de ne pas faire.

3. une donnée objectivée

Il y a une troisième insatisfaction, qui est que la mobilité telle qu’on la mesure, telle qu’on la conçoit, c’est quelque chose de totalement objectif ou objectivé, c’est-à-dire quelque chose qu’on peut mesurer statistiquement en volume de flux, en origine, en destination, en vitesse, en nombre de kilomètres, en modes de transport, en motifs, etc. Mais il y a tout un pan que l’on oublie en faisant cela, c’est que la mobilité est aussi une valeur. Tous les déplacements n’ont pas la même valeur. Se déplacer en voiture plutôt qu’à pied, cela ne donne pas la même image de soi, les origines et les destinations ne sont pas neutres non plus, les migrants internationaux vous le diront. Toutes ces questions-là sont absolument centrales à intégrer au concept de mobilité pour pouvoir véritablement travailler avec cette notion.

« Le tournant de la mobilité » en question

Ces trois insatisfactions sont assez largement reconnues dans le monde de la recherche et ont donné lieu, depuis les années 2000, à toute une série de travaux de recherches, notamment dans le monde anglo-saxon, sous le terme de « recherches sur le tournant de la mobilité ». Les travaux que nous menons à l’EPFL, au LaSUR, s’inscrivent dans ce courant-là, mais en essayant d’éviter trois écueils lesquels sombrent ces travaux sur le tournant de la mobilité et qui sont finalement d’autres limitations, donc il serait dommage de remplacer une notion insatisfaisante de mobilité par une autre notion qui aurait d’autres problèmes.

Les récents travers de la notion de mobilité


1. Recentrer la notion de mobilité

Le premier problème que je vois dans certains de ces travaux, c’est de faire de la mobilité une notion tellement large que, finalement, on ne sait plus très bien de quoi on parle. C’est-à-dire que si la mobilité devient un objet très vaste qui inclut les idées, les objets, les informations et les personnes, cela devient tellement vaste que, dans le fond, cela se confond avec la communication et la circulation au sens très large et cela me semble finalement dommage. C’est-à-dire qu’une notion de mobilité ne permet pas de mener des recherches pointues et de conceptualiser des objets précis.

2. Plus de mobilité mais toujours des inégalités

Un deuxième travers de certains de ces travaux sur la mobilité, c’est de considérer que la mobilité est une notion qui va dans le sens d’une fluidification de l’espace et de la société. C’est-à-dire que les gens bougent plus, les objets bougent plus, les informations circulent davantage et que cela a pour effet de faire disparaître ce que les sociologues ont longtemps appelé les « structures sociales ». Cela aussi, c’est quelque chose qui me semble dangereux : ce n’est pas parce qu’on se déplace beaucoup que, nécessairement, il y a moins d’inégalités entre différentes catégories socioprofessionnelles, entre hommes et femmes, entre générations, etc. Là aussi, je pense qu’il est important de tenir à distance une vision de la mobilité qui serait la vision d’un monde où finalement on bouge davantage et donc on est plus libre, et les différences et les inégalités ont tendance à se gommer parce qu’on se déplace davantage et qu’on est plus libres. On n’est pas plus libres et malgré cela, on se déplace plus et les structures sociales continuent à exister de façon sans doute tout aussi forte que par le passé.

3. Aller plus vite et plus loin ne nous rend pas nécessairement plus mobiles

La troisième difficulté, c’est de finalement mesurer la mobilité à partir de la vitesse de déplacement et de la portée spatiale de ces déplacements, en considérant plus ou moins implicitement que les gens qui se déplacent vite et loin sont d’une certaine manière plus mobiles que des personnes qui se déplaceraient lentement et près. C’est quelque chose d’essentiel, notamment quand on travaille sur ce que beaucoup appellent les « grands mobiles », ces gens qui parcourent beaucoup de distance dans leur vie quotidienne, qui ont par exemple une distance entre leur domicile et leur lieu de travail de plusieurs centaines de kilomètres et qui ont, éventuellement, un pied à terre dans la ville où se trouve ce lieu de travail donc c’est des gens qu’on appelle les grands mobiles en référence au fait qu’ils se déplacent vite et loin dans leur vie quotidienne. Là où l’expression « grand mobile » me dérange, et je pense qu’il faut vraiment faire attention de ne pas définir la mobilité à partir de la vitesse et de la portée spatiale des déplacements, c’est que si l’on prend une définition un peu substantielle de la mobilité, rien ne nous indique que parce qu’ils franchissent beaucoup d’espace et qu’ils le franchissent vite,’ils sont plus mobiles que des gens qui se déplaceraient peut-être plus en nombre de déplacements dans un univers de proximité. Alors, là, j’ai dit beaucoup de choses sur les insatisfactions, les insatisfactions de la notion de mobilité telle qu’elle est utilisée dans le langage courant. Vous avez beaucoup, par exemple, de départements des transports, d’agglomérations ou de villes qui se sont renommés « départements » ou « agences de la mobilité ». en fait, ça renvoie vraiment à ces premières insatisfactions de départ, c’est-à-dire en fait, il s’agit de déplacements ; il ne s’agit de rien de plus. On a changé le nom, parce que « mobilité » était un mot à la mode, mais ça n’a rien changé sur le fond.


Redéfinition de la notion de mobilité

Pour se positionner dans ce domaine et dépasser finalement ces critiques, on a développé à l’EPFL, et évidemment avec d’autres dans des réseaux de recherche, une approche originale de la mobilité qui, finalement, définit deux termes : la mobilité et la motilité. La mobilité, dans cette optique, est considérée comme l’intention et la réalisation d’un franchissement de l’espace qui implique un changement social. Par rapport aux insatisfactions de départ, il y a l’intention et la réalisation, le potentiel et sa réalisation, et puis, le social et le spatial. Suivant les déplacements, dans cette définition, on peut intégrer la question de l’expérience et des valeurs associées à la mobilité. C’est une définition assez large, mais qui, en même temps, ne prend pas en considération l’ensemble de la communication. La mobilité dite « virtuelle », la communication à distance n’entre pas dans cette définition-là, on parle vraiment du déplacement physique dans l’espace d’un acteur, cet acteur peut être individuel ou collectif. Ici, on va parler des acteurs individuels ou des personnes. Partant de cette définition de la mobilité, nous proposons de nous intéresser à la motilité.

La motilité : la capacité à être mobile

Qu’est-ce que la motilité ? Ce n’est pas une faute de frappe. La motilité, c’est un terme qui vient de la biologie, cela veut dire « aptitude à se mouvoir ». C’est un terme beaucoup utilisé en biologie et qu’on importe en sciences sociales. La motilité, c’est l’ensemble des facteurs qui font que l’on arrive à être mobile. Quand on veut se déplacer, on fait appel à toute une série de caractéristiques qui nous sont propres. Quelles sont ces caractéristiques ?

1. Les conditions sociales d’accès

Il y a l’accès au réseau : chacun d’entre nous a, pour se déplacer, des accès plus ou moins étendus que l’on peut qualifier à des réseaux de transport et de communication, mais il n’y a pas que ça.

2. les compétences

La motilité, c’est aussi des compétences, c’est la manière qu’on a de s’organiser. Il y a des gens qui sont toujours en retard et d’autres qui ne sont jamais en retard : ce sont des questions de manières de s’organiser. Il y a des gens qui arrivent assez facilement à se projeter, à se dire « le programme d’activités que je me prévois pour demain sera relativement agréable à vivre », ou, au contraire « il faut que je le simplifie, parce que ça va être pénible » ; d’autres ont plus de peine à avoir ce type de raisonnement, donc il y a tout un ensemble comme ça de facteurs qui relèvent des compétences. Il y a aussi des choses beaucoup plus terre à terre. Par exemple, si vous êtes un usager régulier du métro parisien, vous savez exactement, si vous voulez vous déplacer rapidement, dans quelle station il faut changer de métro pour n’avoir pas trop de cheminement dans des couloirs interminables, ça aussi, c’est une compétence. De la même manière, connaître un réseau routier au niveau de sa surcharge est aussi une compétence. Donc, la motilité, ça renvoie à des questions d’accès, évidemment aussi aux conditions d’accès et puis, ça renvoie à des compétences.

3. Les projets

Et puis, troisièmement, la motilité, cela renvoie aussi à ce que l’on a envie de faire. On peut aimer ou non se déplacer, pour différentes raisons : cela peut être quelque chose qu’on apprécie ou, au contraire, que l’on essaye de limiter au maximum. Quelque part, c’est aussi une appropriation des possibilités qu’on a. Ce n’est pas parce qu’on a accès à une voiture que l’on va tout le temps se déplacer, que l’on va forcément aller tous les jours loin. Ce n’est parce que l’on a accès à un tramway à proximité de son domicile qu’on va forcément l’utiliser. Il y a la question des envies et c’est d’autant plus important cette question du rapport à la mobilité des envies et des projets de mobilité, qu’on est dans un univers d’hyper-choix. On a beaucoup d’alternatives qui s’offrent à nous et donc, on a souvent des possibilités de faire des choses de façon alternative, des alternatives entre des moyens de transport, des manières de s’organiser, entre le fait de se déplacer ou non, et donc, cette troisième dimension de l’appropriation ou du projet de mobilité, il est central. Donc, cette motilité, vous voyez, elle est composée des accès, des compétences et de ces projets et puis, c’est avec ça qu’on va se déplacer, c’est à travers ce filtre qu’on va se déplacer évidemment avec toutes les contraintes inhérentes à notre vie quotidienne ; là, on parle de la motilité des personnes dans la vie quotidienne, c’est un concept qu’on pourrait aussi appliquer par exemple aux entreprises donc à des acteurs collectifs, mais là, on parle des personnes.

Penser la mobilité en amont du déplacement

Avec cette approche, on arrive à dépasser les insatisfactions de départ et donc, on arrive à penser la mobilité à l’intérieur de la personne. La motilité est en amont du déplacement, c’est avec les accès, les compétences dont on dispose et le projet qu’on a que l’on se déplace. Donc la traduction en termes de déplacement n’est que la conséquence de la motilité et donc, c’est l’approche qu’on a proposé de développer et elle permet de façon heuristique de poser tout un certain nombre de problématiques de façon assez précise. Elle permet, par exemple, de différencier les intentions de mobilité de leur réalisation. Je vous donne un exemple : ce qui est frappant quand on mène des enquêtes sur les choix résidentiels, c’est que vous avez beaucoup de gens qui, par exemple, ont choisi d’habiter dans un centre-ville, quitte à payer cher un loyer pour un petit appartement, et qui vous disent : « Pour moi, ce qui est très important, c’est d’avoir tout à proximité » et ils vous tiennent le discours : « Dans un rayon de deux kilomètres, il y a dix-sept salles de cinéma, quatre librairies, des théâtres, des possibilités de toutes sortes de faire des achats, des boutiques, etc. ». L’enquêteur écoute tranquillement, et puis il y a toujours un moment où l’on demande : « Mais est-ce que vous pratiquez ces choses ? » et en fait, souvent, la réponse est plutôt « non ». Ce potentiel reste à l’état de potentiel : « Si j’ai envie, tous ces services et ces équipements sont à ma disposition et ce qui est important, c’est que je le sache, mais ce n’est pas forcément de faire ces choses. » Dans ce cas-là, la mobilité reste à l’état de potentiel donc on arrive à bien différencier la réalisation de l’intention avec ce modèle-là.

La mobilité implique un changement social

On arrive également à bien différencier la dimension spatiale de la dimension sociale de la mobilité et ça, c’est un point, je pense, qui est absolument essentiel. C’est-à-dire que l’on est dans un monde où il n’y a plus véritablement de lien entre les distances que l’on franchit dans sa vie quotidienne et la mobilité sociale que l’on effectue. Je vous donne un exemple parce que c’est très abstrait : quelqu’un qui habiterait, disons, un quartier urbain et qui se déplace de son domicile à son lieu de travail en cinq minutes à pied, qui rentre chez lui à midi pour faire à manger, qui retourne travailler l’après-midi, il a une mobilité très locale et est finalement assez mobile. C’est-à-dire qu’associé à chacun de ses déplacements, il y a un changement de rôle : il part de chez lui pour aller travailler, donc il y a changement de rôle. Il part de chez lui où il est père, amant, mari ; il arrive au travail après s’être déplacé où il est chef, ou, je ne sais pas, employé, et quand il revient à midi, il rechange de rôle donc, quelque part, il y a bien cette association entre le monde du social et le déplacement. Donc chaque fois qu’il se déplace dans l’espace, il est mobile socialement. Prenons un autre exemple : un représentant de commerce pour une grande firme internationale qui parcourt le monde entier, est très souvent dans des hôtels internationaux, se déplace en avion, etc. Il parle l’anglais, va parcourir énormément de kilomètres pour son travail, mais sera toujours dans le même rôle, dans les mêmes univers et, quelque part, il franchit énormément d’espaces très rapidement, mais n’est pas très mobile socialement, parce qu’il est toujours dans la même posture La motilité, en lien avec la mobilité, quand on l’applique à l’analyse des personnes, elle présente l’intérêt de pouvoir mettre en relation ce dont on vient de parler. Si l’on n’a pas cette notion-là, ce couple de notions, on a beaucoup plus de peine à travailler ces aspects. Alors, moi, ça me semble vraiment essentiel parce qu’on est dans un monde où, d’une part, ce qui relève de l’intention est très important, les potentiels dont on dispose; c’est d’ailleurs une dimension centrale des inégalités sociales actuellement et donc, ça renvoie vraiment, là, en l’occurrence pour les déplacements des personnes, à la motilité, donc ça, c’est un point qui me semble vraiment très important conceptuellement pour penser les déplacements et la mobilité et puis, l’autre point qui est vraiment aussi central, c’est qu’on est dans un monde où les déplacements dans l’espace et la mobilité ont tendance à se décoller, c’est le deuxième exemple que je vous donnais, c’est-à-dire ce n’est pas parce qu’on se déplace vite et loin qu’on est forcément plus mobile socialement, qu’on change davantage de rôle, qu’on occupe des fonctions plus différenciées dans l’espace et dans le temps et là, il y a une piste qui est, je crois, absolument essentielle parce que la mobilité au sens de changements, au sens de possibilités de changer, c’est sans doute une valeur essentielle des sociétés occidentales. Elle a parfois été confondue avec le franchissement de l’espace. Donc si l’on dit : « Dans le fond, les gens qui se déplacent vite et loin ne sont pas nécessairement plus mobiles que les autres, voire parfois le sont moins », évidemment, cela rouvre la question sous un jour inédit.

Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Vincent Kaufmann

Sociologue

Sociologue suisse, Vincent Kaufmann est l’un des pionniers de la recherche sur la mobilité et l’inventeur du concept de motilité. Il est directeur du laboratoire de Sociologie Urbaine de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (LaSUR-EPFL) et professeur de sociologie et d’analyse des mobilités. Il est le directeur scientifique du Forum Vies Mobiles.



Pour citer cette publication :

Vincent Kaufmann (07 Juin 2016), « Mobilité, motilité : qu’est-ce qui conditionne notre capacité à nous déplacer ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/3259/mobilite-motilite-quest-ce-qui-conditionne-notre-capacite-nous-deplacer


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